Numéro 3
Faut-il abolir Internet?

Internet a été conçu par des chercheurs.euses issus de l’Université et de la Défense américaine, financé.es par plusieurs organisations américaines dont l’DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency)[i]. L’intention originelle était de développer un réseau facilitant la communication à distance entre différentes organisations. C’est en 1969 que le premier message virtuel fut transmis avec succès entre l’University of California, Los Angeles (UCLA) et le Stanford Research Institute[ii].
En 1990, Tim Berners-Lee invente ce qu’on appelle le World Wide Web (WWW). L’objectif de départ est de créer un espace où la communication et le partage d’information est facilité entre les professionnel.les engagé.es dans le domaine de la physique. Puis, en 1994, Berners-Lee fonde le WWW Consortium et rend le réseau accessible gratuitement dans le but de développer un espace de partage pour tou.tes, basé sur l'interaction et la décentralisation[iii].
À travers les années, Internet a évolué et semble aujourd’hui prendre une toute autre direction. On assiste notamment à une centralisation du contrôle des réseaux ainsi qu’à une marchandisation de l’information. De nos jours, les données massives, l’infonuagique[iv] ainsi que l’Internet des objets[v] prennent le dessus sur ce souci de démocratisation et de partage de l’information. En effet, en voulant développer de nouveaux usages de l’Internet, les multinationales GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) introduisent un stockage central des données afin d’optimiser leurs opérations et ultimement accroître leurs profits. Cette forte concentration des données récoltées à travers le globe devient presqu’exclusivement exploitée par des sociétés privées et des autorités gouvernementales.
Il devient alors indispensable de se poser la question suivante: Internet tient-il toujours ses promesses en matière d’accessibilité à l’information et d’émancipation?
Un système insoutenable
Alors que le monde digital semble prometteur sur le plan écologique, on constate que plusieurs problèmes environnementaux y sont liés. D’abord, l’installation et l’opération des neuf milliards de périphériques connectés[vi] permettant l’existence des systèmes de communication reliant les personnes et les choses à travers les réseaux cellulaires sont extrêmement énergivores[vii]. En outre, l’apparition de nouveaux usages de l’Internet comme l’Internet des objets, la réalité virtuelle, les achats en ligne et les places boursières virtuelles prend de l’ampleur, et ce, de manière très rapide. Pour éviter que l’équipement électronique ne surchauffe, les centres de données ont aussi besoin d’énormes quantités d’eau et d’énergie pour les systèmes de refroidissement[viii].
De manière plus imagée, mondialement, l’utilisation de l’Internet via les data centers équivaut à l’énergie produite par 30 centrales nucléaires[ix]. En fait, si Internet était un pays, il serait le 3e plus grand consommateur d’énergie avec 1500 TWH[x], derrière les États-Unis et la Chine. D’ailleurs, cette consommation augmentera nécessairement avec la croissance rapide du nombre de personnes utilisant Internet, entre autres, sur le continent africain (une augmentation de 20% des internautes a été observée entre 2017 et 2018)[xi]. Par ailleurs, afin de faire circuler l’information entre ces périphériques, les individu.es et les data centers, des câbles de plus en plus longs et de plus en plus nombreux sont enfouis sous terre, loin de la vue des consommateurs.trices. De même, les innombrables terminaux que nous utilisons (ordinateurs, téléphones intelligents, tablettes, montres connectés, etc.), stimulent l’industrie extractive et génèrent une quantité gigantesque de déchets électroniques comprenant des métaux rares non-renouvelables et difficilement recyclables. Autrement dit, Internet repose sur une infrastructure matérielle très lourde, qui vient contredire l’idée selon laquelle le numérique contribuerait à dématérialiser nos activités économiques.
Injustices numériques
En ce qui concerne la justice, le déplacement de l’information est basé sur un modèle assez exclusif, loin d’être fondé sur la gratuité et l’universalité. Internet n’est d’abord pas accessible à toutes et à tous. Il n’y a en effet que 54% de la population mondiale qui est connectée à l’Internet et la plus forte proportion se trouve dans les pays surdéveloppés (73% en Amériques et 80% en Europe versus 48% en Asie du Sud et 34% en Afrique)[xii]. De cette manière, alors que l’Internet se présente comme étant un moyen de démocratiser les savoirs, il semble que ces derniers sont largement diffusés par et pour une minorité et demeurent souvent protégés par la « propriété » intellectuelle. Les individus n’ayant pas les connaissances techniques ou simplement accès à Internet restent en marge de nombreux canaux de communication et d’informations. Il est aussi courant de constater des écarts et des inégalités entre l’information disponible et l’information réellement transmise à tous les êtres humains, comme il a été dénoncé par les nombreux.euses « lanceurs.euses d’alerte ».
Internet prend aussi des formes d’exploitation nouvelles, notamment à travers la vente de nos données personnelles offertes gratuitement à des sites web, des multinationales et même des partis politiques[xiii]. Effectivement, à travers le traitement et l’analyse de flux massifs d’informations recueillies dans ce processus, il devient possible de dresser des portraits de consommateurs.trices, ce qui représente une opportunité d’affaires importante pour les entreprises. À cet effet, l’externalisation massive des données à des fins commerciales permettent aux entreprises de faire des prédictions et de cibler et orienter les futur.es consommateurs.trices mais aussi les futur.es électeurs.trices. Google, Facebook et Twitter deviennent alors de véritables mines d’or. Les agences de sécurité et de surveillance prennent elles aussi avantage des nombreux renseignements, ces derniers leur permettant d’exercer un certain contrôle social, notamment sur les minorités religieuses et ethniques ainsi que sur les individus plus « vulnérables ». On distingue ainsi un accaparement d’un outil présenté comme fondamentalement démocratique, aujourd’hui transformé en un outil de contrôle des personnes extrêmement puissant.
Un outil aliénant
Alors que l’Internet a été initialement conçu pour favoriser le partage d’information entre les individus dans une structure décentralisée, il est nécessaire de se demander si cet outil contribue à notre émancipation en nous rendant plus autonome ou bien s’il retire à l’individu la libre disposition de lui/elle-même.
Les machines s’en occupent!
Internet devient un vaste système technicien dont nous devenons de plus en plus dépendants, sans pour autant en avoir le contrôle. À titre d’exemple, l’Internet des objets permet à ce système d’aller encore plus loin sur le plan de l’autonomisation. Des activités alors exécutées par des humain.es sont remplacées par des machines « intelligentes » connectées à de larges réseaux. Nul besoin de connaître les rues dans mon quartier, mon appareil électronique connecté à Internet m’indique précisément au mètre près quand je dois tourner à gauche. De plus, des décisions plus complexes, comme le choix de financer telle compagnie ou de définancer telle autre, sont désormais exécutées en une fraction de seconde par des algorithmes sur les marchés financiers. En s’étalant dans pratiquement toutes les sphères de notre vie, les machines finissent par décider pour nous en se rendant indispensables et en faisant en sorte que l’être humain soit de moins en moins autonome. Par ailleurs, il faut souligner que ces réseaux sont conçus par des technicien.nes hautement qualifié.es, ce qui laisse une grande partie de la population impuissante face à d’éventuels dysfonctionnements desdits réseaux. Enfin, alors que notre dépendance à cet outil s’intensifie, on constate sa vulnérabilité vis-à-vis d’une éventuelle pénurie d’énergie et de métaux rares bon marché
Le côté sombre de l’influence de masse
Le déplacement de l’information peut aussi avoir des effets matériels extrêmement concrets sur la vie des individus, où la dérive devient chose courante. Pensons simplement aux nombreux challenges qui ont vu le jour dans les réseaux sociaux à l’initiative des internautes. Ces challenges peuvent sembler inoffensifs au premier abord, mais en réalité, certains ont un potentiel dévastateur indéniable. À titre d’exemple, le Ice Bucket Challenge, défi consistant à se renverser un seau d’eau glacée sur la tête afin, au départ, de médiatiser la lutte contre la sclérose latérale amyotrophique a engendré de lourdes conséquences, notamment de nombreux accidents et la mort de certaines personnes[xiv][xv]. D’autres « défis » prennent la forme de cyberharcèlement, comme le Momo Challenge, où des internautes se voit encouragé.es à s’infliger des blessures à travers l’automutilation et, où le défi ultime consiste à procéder à un acte suicidaire. À travers les déplacements rapides de l’information, la pression des pair.es, le conformisme, il devient facile de perdre son jugement et de tenter de se « prouver »; de « laisser sa marque ». En effet, dans ces situations, nos comportements ne sont pas guidés par une quelconque rationalité mais plutôt par un besoin de faire partie d’un groupe et de s’y sentir pleinement valorisé. Bien qu’Internet n’en soit pas exclusivement la cause, il est important de constater les nombreuses dérives liées à un déplacement de l’information illimité et lié au divertissement.
De toute façon, j’ai toujours raison
Enfin, l’aliénation est accentuée par ce qu’on appelle le biais de confirmation. Le biais de confirmation est la « tendance, très commune, à ne rechercher et prendre en considération que les informations qui confirment les croyances et à ignorer ou sous-estimer l'importance de celles qui les contredisent »[xvi].
Avec l’avènement des médias sociaux et de la publicité en ligne, de nombreux déplacements d’information nous sont imposés selon une logique marchande. On reçoit ainsi beaucoup plus d’informations qu’on en demande (merci à la publicité…) accaparant du même coup notre temps et notre esprit. Du surcroît, le déplacement de l’information se faisant de manière instantanée et automatique via Internet, il nous apparaît aujourd’hui moins intuitif de chercher de l’information via d’autres documents physiques permettant d’accéder à la connaissance tels que les journaux, les magazines, les dictionnaires, les encyclopédies ou les atlas. Il y a donc un risque de ne pas prendre le temps nécessaire afin de développer notre esprit critique. D’ailleurs, non seulement les publicités occasionnent de la pollution visuelle et intellectuelle, les algorithmes des sites les plus populaires ont pour effet de contribuer à la naissance d’une certaine polarisation des opinions dans l’espace public. En effet, les sites tels que Facebook, Google ou Yahoo favorisent cette polarisation en permettant aux personnes de se convaincre de leurs idées en fournissant énormément d’informations ciblées sur un point de vue donné: ce phénomène se nomme la « bulle filtrante »[xvii].
On délègue ainsi à la machine notre capacité à penser, mémoriser, sélectionner et communiquer, et cette dernière finit par structurer nos activités et dicter notre mode de vie créant le développement d’une dépendance de même qu’une perte de liberté.
Un Internet post-croissance?
Face aux contraintes biophysiques de la planète, aux injustices ainsi qu’à l’aliénation liées au déplacement de l’information, l’idée est d’abord de penser un Internet dans un monde fini, où les ressources sont limitées. Il s’agit aussi de développer un nouveau rapport à Internet; de rendre cet outil « convivial », au sens d’Illich, soit ni obligatoire, ni appropriable; qui ne suscite ni maître, ni esclave; qui élargit le rayon d’action personnelle; qui est facile à utiliser, réparable et durable ainsi qu’adapté aux énergies/matériaux disponibles localement.
Les créateurs.trices initiaux d’Internet souhaitaient que cet outil devienne un système de communication décentralisé et résilient, permettant d’échanger des connaissances de manière libre et autonome. Ces missions premières sont d’autant plus pertinentes dans un contexte d’effondrement possible, car Internet permettrait d’échanger des informations nécessaires à la survie des êtres humains. Dans une logique de soutenabilité, il s’agirait alors de concevoir un Internet orienté « pratique » et « nécessaire » plutôt que « divertissant ». Cela diminuerait la circulation de l’information de manière drastique tout en ne nécessitant qu’un faible/moyen débit et peu (ou pas) d’appareils « intelligents » et « ultra-performants ». Bien que les réseaux sociaux ne constituent pas à première vue une nécessité et qu’ils sont demandants en ressources, ils représentent un outil non-négligeable de justice sociale par leur fonction rassembleuse et catalysatrice, par exemple dans des mouvements tels #metoo et le printemps arabe. Il serait alors question de limiter la taille, le stockage et la quantité de fichiers échangeables afin de les rendre moins gourmands.
En décidant collectivement de s’orienter vers un Internet « post-croissance », la transformation nécessiterait en outre une démocratisation et une décentralisation de ses logiciels et de ses plateformes, une communalisation de ses infrastructures, où Internet serait envisagé comme un Commun. Depuis longtemps, pour la communauté des hackers, une techno-révolution est possible, où le monopole de la technologie serait détruit et permettrait à la population de reprendre le contrôle d’Internet à travers la libre circulation des savoirs et des informations, le travail coopératif et l’absence de propriété intellectuelle.
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[i] Ce texte a été rédigé initialement la fin de l’année 2016, puis révisé en 2019.
[ii] Kleinrock, L. (2010). An early history of the internet. IEEE Communications Magazine, 48(8), 26-36. P. 32
[iii] https://en.wikipedia.org/wiki/History_of_the_World_Wide_Web#cite_note-15
[iv] Selon l’Office québécois de la langue française, l’infonuagique est un modèle informatique qui, par l'entremise de serveurs distants interconnectés par Internet, permet un accès réseau, à la demande, à un bassin partagé de ressources informatiques configurables, externalisées et non localisables, qui sont proposées sous forme de services, évolutifs, adaptables dynamiquement et facturés à l'utilisation.
[v] Le principe de l’Internet des objets est d’instaurer un réseau interdépendant entre des dispositifs tels que les montres, les réfrigérateurs, les téléphones cellulaires, les drones, etc., envoyant des signaux lorsque, par exemple, il n’y a plus de lait dans le réfrigérateur ou encore lorsque nous approchons de notre logement.
[vi] Source: La face cachée du numérique, l’ADEME (https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/guide-pratique-face-cachee-numerique.pdf)
[vii] Ozcan, B., & Apergis, N. (2018). The impact of internet use on air pollution: Evidence from emerging countries. Environmental Science and Pollution Research, 25(5), 4174-4189.
[viii] Un centre de données moyen de 300 m2 utilise environ 22,7 millions de litres d’eau et 17,7 millions de kWh annuellement (Datacenter, Internet, la pollution cachée. (2014) [Documentaire en ligne]: https://www.youtube.com/watch?v=75mx9pRJyLg&t=1797s
[ix] Guide Informatique : consommation électrique des data centers, [En ligne], http://www.guideinformatique.com/dossiers-actualites-informatiques/consommation-electrique-des-data-centers-29.html
[x] http://www.rfi.fr/france/20180801-journee-depassement-pollution-numerique-co2-internet-cleanfox-courriels
[xi] https://wearesocial.com/us/blog/2018/01/global-digital-report-2018
[xii] https://www.blogdumoderateur.com/chiffres-internet/
[xiii] https://medium.com/join-scout/the-rise-of-the-weaponized-ai-propaganda-machine-86dac61668b
[xiv] https://www.journaldemontreal.com/2014/08/26/un-adolescent-meurt-apres-avoir-releve-le-defi-du-seau-deau-glace
[xv] https://www.cnn.com/2014/09/21/us/firefighters-ice-bucket-challenge/index.html
[xvi] http://www.psychomedia.qc.ca/lexique/definition/biais-de-confirmation
[xvii] http://www.slate.fr/story/151790/au-dela-mur-algorithme-facebook-epreuve
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