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Numéro 2

Au-delà du droit au logement, l’art d’habiter

Marc Lachapelle

Pour Ivan Illich, l’un des principaux inspirateurs de l’idéal décroissanciste, « l’humain est le seul animal à être un artiste, et l’art d’habiter fait partie de l’art de vivre1 ». En principe, chaque humain tend à s’approprier son milieu de vie2, qui devient espace d’expression et de création. Habiter un lieu, c’est à la fois y prendre place et y exercer sa liberté, en compagnie d’autres humains. Or, les sociétés industrielles nous privent de cette possibilité, selon Illich. Au mieux, nous parvenons à nous y loger. Nous ne pouvons y habiter. « Le logé a perdu énormément de son pouvoir d’habiter, écrit-il. La nécessité dans laquelle il se trouve de dormir sous un toit a pris la forme d’un besoin défini culturellement. Pour lui, la liberté d’habiter n’a plus de sens. Ce qu’il lui faut, c’est le droit d’exiger un certain nombre de mètres carrés dans de l’espace construit. Il apprécie ce droit et s’en prévaut3. »

 

Revendiquer un droit au logement est bien sûr légitime. On ne peut nier la valeur d’avoir un toit au-dessus de la tête. Il reste que cette revendication entérine une forme de vie aliénée, puisque dans nos sociétés, toujours selon Illich, « le logement assigne aux gens des casiers de résidence. Il est planifié, construit et équipé pour eux4 ». Bien souvent, la seule liberté qu’il reste aux personnes « logées », la seule manière pour elles de s’approprier un tant soit peu leur lieu de vie en le personnalisant, c’est de planter des clous pour des cadres et d’assembler des meubles préfabriqués! Dans un lieu de travail, on pourra tout au plus punaiser au mur quelques images… Et lorsqu’il faudra laisser la place à autrui, par choix ou par obligation, l’endroit devra être restitué dans son état d’origine.

 

Ainsi, le logé « traverse l’existence sans y inscrire de trace5 ». Seuls les mieux nantis, grâce à leur droit de propriété, ont encore le loisir et la liberté d’habiter leur demeure. Pour les autres (pauvres, vieux, réfugiés, animaux non humains…), c’est à peine parfois si leur droit de vivre est respecté, comme le rappellent plusieurs articles de ce deuxième numéro de L’échappée belle.

 

L’aliénation dénoncée par Illich ne concerne pas seulement le logis au sens restreint du terme. Dans les villes surtout, et cela depuis l’avènement des sociétés industrielles, le citoyen n’a presque plus de contrôle sur l’espace public, où les décisions sont prises par des fonctionnaires et des technocrates pour qui la cité tend à se réduire à un centre économique et à un réseau de transport. Et depuis que le sociologue marxiste Henri Lefebvre a formulé cette critique à la fin des années 1960, les choses ne se sont pas arrangées, c’est le moins que l’on puisse dire. La ville industrielle est devenue souvent métropole ou mégapole, sorte de « méga-machine » toujours plus hors de notre contrôle6. Dépossédé de son droit d’habiter, le citadin est contraint de s’adapter à une ville éclatée en différents lieux fonctionnels: une place pour travailler, une pour dormir, une autre pour se nourrir, d’autres encore pour se divertir. La liberté qui lui reste est de choisir entre différents biens et services standardisés: métro ou voiture, restaurant ou épicerie, appartement ou maison individuelle, etc. La possibilité d’inventer, de créer ou de modifier son habitat lui est à peu près interdite; il est « déshabileté », il perd son art (du latin ars, « habileté »).

 

Quiconque est soucieux de justice et d’autonomie ne peut que refuser un tel monde. Pour en sortir, l’une des stratégies à privilégier peut être le « débranchement », comme dit Illich, c’est-à-dire le rejet actif de ce « bien de consommation appelé “logement7” ». C’est évidemment une stratégie coûteuse en efforts de toutes sortes, mais dont le bénéfice escompté n’est pas mince. Il en va au fond de notre liberté. Concrètement, cela peut passer par des pratiques d’occupation illégale (squat) ou de réappropriation légale de bâtiments ou d’espaces publics (cohabitat), mais aussi d’autoconstruction, pratiques bien décrites dans différents articles de cette édition de L’échappée belle. Le succès en la matière suppose généralement que l’action soit collective. Par ailleurs, il faut que les espaces reconquis soient partagés équitablement et pris en charge collectivement. Pas question de les redécouper en petites parcelles individuelles. Tel est le principe du « commun », qui s’oppose autant à la propriété privée qu’à la propriété étatique, et qui doit faire ici office de balise. Toutefois, il n’y aura de reconquête véritable de l’art d’habiter qu’à la faveur d’un projet politique de plus grande ampleur, visant à nous sortir de la société de croissance. C’est le grand mérite du mouvement de la décroissance que de nous y inviter.

Notes

1 Ivan Illich, « L’art d’habiter », discours devant le Royal Institute of British Architects [1984], dans Œuvres Complètes, vol. 2, Fayard, 2005, p. 755.

2 Habiter tire sa racine du latin habere (« avoir », « posséder »).

3 Illich, « L’art d’habiter », p. 757.

4 Ibid., p. 758.

5 Ibid., p. 757.

6 Henri Lefebvre, Le droit à la ville, 3e édition, Paris, Economica (« Anthropos »), 2009.

7 Illich, « L’art d’habiter », p. 759.

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