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Numéro 2

Comment loger nos vieux?

Erika-Pascale Gaudreault, Marina Pavlovic Rivas

Comment loger nos vieux?

Le Québec est la société qui va connaître, après le Japon, le vieillissement démographique le plus rapide au monde1. D’ici 2030, la moitié de la population québécoise aura plus de 50 ans, et les 65 ans et plus représenteront près de 27 pour cent des habitants de la province2. En 2056, il pourrait y avoir 19 000 centenaires au Québec, contre 1 000 en 2006. Même si actuellement 88 pour cent des aînés vivent à domicile, le nombre de personnes ayant besoin de soins de longue durée devrait doubler d’ici 2031, et même tripler dans certaines régions du Québec. Le réseau public n’étant déjà plus en mesure de répondre à la demande – et le réseau privé ne s’adressant qu’à ceux qui en ont les moyens –, une question se pose avec urgence: qu’allons-nous faire de tous ces « vieux »?

 

Valoriser la vie longue, dévaloriser les vieux

Force est d’abord de constater que ce problème démographique est, paradoxalement, la conséquence de l’une des réussites les plus éclatantes de notre civilisation: allonger toujours davantage l’espérance de vie des humains. Nos succès en la matière sont en somme sur le point de se retourner contre nous. Ce qui est source de fierté devient source d’angoisse. Dans les recherches universitaires, les médias ou les discours politiques, le vieillissement de la population est ainsi à la fois valorisé et annoncé comme une catastrophe imminente, notamment sur le plan économique – manque de consommateurs et de travailleurs, manque d’experts en mesure de surmonter ces défis3. Jean Carette, professeur de sociologie retraité de l’UQAM, formule ainsi le problème: « Nous ne savons pas vieillir positivement, ni au plan individuel ni au plan collectif 4 », or nous vieillissons plus que jamais. Tel est le paradoxe de la situation, créée par la propension de nos sociétés à nier ou repousser toute limite.

 

Mais ce contexte tient aussi à la manière dont nous envisageons la vieillesse. Les termes avec lesquels nous nous référons aux aînés et le champ lexical qu’on mobilise à leur sujet révèlent une discrimination insidieuse. On parle à leur propos de « charges fiscales », de « perte d’autonomie », de « dépendance », de « prise en charge ». On dira aussi d’une personne âgée qu’elle est « encore compétente5 », comme on disait autrefois (et dit encore…) qu’« une telle est compétente pour une femme ». Certes, nous avons banni de notre vocabulaire le mot vieux et lui préférons le mot aîné, comme pour atténuer ce regard négatif que nous portons sur les derniers âges de la vie. Il reste que nous sommes bien souvent coupables d’âgisme, c’est-à-dire d’attitudes discriminatoires à l’égard de certains de nos semblables du simple fait de leur âge, de la même façon que nous nous trouvons fréquemment en situation de défavoriser des humains du fait de leur genre (sexisme) ou de leur origine ethnique (racisme).

 

En quoi ces vieux constitueraient-ils une catégorie sociale inférieure? Il y a une ligne invisible qui sépare l’adulte de la « personne âgée », et cette ligne est le travail. Les aînés, tout comme ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas intégrer le marché du travail, appartiennent donc à une catégorie marginalisée (celle des « improductifs ») qui n’a plus d’emprise sur la société et dont la valeur sociale est moindre. Nous pouvons leur reconnaître un vécu impressionnant derrière eux, mais leur existence en société est désormais synonyme d’obsolescence. Dans l’imaginaire collectif, ces humains « dépassés » devront nécessairement être pris en charge par une population où les personnes en âge de travailler (les « productifs ») seront significativement moins nombreuses que celles en âge de prendre leur retraite (les « improductifs ») 6.

 

Ce fossé entre « actifs » et « inactifs » est l’un des effets de notre société productiviste, où la croissance économique constitue un objectif sacré et justifie les inégalités entre ceux qui contribuent officiellement à cette croissance en exerçant une activité rémunérée et les autres (enfants, étudiants, personnes lourdement handicapées, personnes retraitées…). Cette « religion de la croissance7 » n’est pas non plus sans lien avec la difficulté que ressentent certaines personnes à s’occuper des anciens: autant la société est construite de telle sorte que l’on dédie notre vie adulte au travail, autant il est difficile dans ce système de devenir un individu « improductif » pour prendre soin d’un autre individu « improductif ». À tel point que, face au manque criant de ressources publiques, privées ou familiales, des robots ont été mis sur le marché pour assister les personnes en perte d’autonomie sur le plan physique8

 

Accepter la mort, revaloriser la vieillesse

Ces problèmes devraient nous inciter tout d’abord à nous demander individuellement et collectivement ce qu’est une « bonne vie ». Est-ce forcément une vie longue? Nous vivons effectivement plus vieux et en meilleure santé que les générations précédentes; mais très souvent cette vie prolongée peut devenir une survie qui dépend d’« experts » de la santé. Ces vies hétéronomes valent-elles vraiment la peine d’être vécues? Faut-il les prolonger à tout prix? À quelles conditions?

 

Ces questions sont évidemment très délicates et potentiellement dangereuses. Soutenir que le prolongement de la vie humaine à tout prix n’est peut-être pas un objectif raisonnable pour une société pourrait justifier que des gouvernements décident de réduire les soins pour des motifs économiques, notamment aux plus démunis, et ce, contre le gré de la population et des personnes concernées. Il ne s’agit évidemment pas de soutenir de telles horreurs. Ces questions n’en restent pas moins incontournables. N’est-il pas temps de repenser la vie et par conséquent la mort? Plutôt que de tenter de repousser celle-ci à l’infini, ne faut-il pas apprendre à l’accepter? Notre imaginaire collectif se caractérise par un refus ou une négation des limites. Les problèmes que pose le vieillissement de nos populations ne nous offrent-ils pas l’occasion de nous guérir de cet hubris, cet orgueil démesuré contre lequel mettaient en garde les mythes de la Grèce antique?

 

Accepter la mort donc. Mais aussi revaloriser la vieillesse: telle est l’autre urgence. Nos sociétés ne considèrent comme vraiment actives, on l’a dit, que les personnes qui reçoivent une rémunération en échange de leurs activités. Quiconque est sans emploi est une espèce de citoyen de seconde zone. Ceux qui se sont déjà retrouvés dans cette situation le savent, les retraités le découvrent quand ils quittent la vie professionnelle. D’où la tentation de nombreux gouvernements actuellement: repousser l’âge de la retraite, voire remettre au travail des retraités. Cette solution apparaît en outre comme un excellent moyen de réduire les difficultés que pose le financement des retraites ou des soins de santé aux plus âgés. Mais, sauf à faire travailler les vieux jusqu’à ce que mort s’ensuive, le problème de leur déclassement, une fois franchie la ligne invisible qui marque la sortie du marché du travail, reste entier.

 

La solution consiste d’abord à revoir notre définition du rôle actif. Ceci implique de questionner la centralité du salariat dans nos sociétés. Il faut que les personnes sans emploi puissent être reconnues « actives », donc membres à part entière de la collectivité, au même titre que celles qui ont un emploi. Mais il faut aussi que ces dernières puissent ne plus consacrer l’essentiel de leur vie à des activités rémunérées qui occupent le plus clair leur temps de vie et dont elles ressortiront vidées de toute énergie. Comment faire en sorte qu’une telle exigence ne reste pas un vœu pieux? Les projets de revenu de base ou de revenu inconditionnel d’existence apparaissent comme des solutions prometteuses sur ce plan, à condition qu’ils ne constituent pas simplement pour les États un moyen de se désengager totalement de leurs obligations vis-à-vis des citoyens9. Ils devraient en effet permettre de mener une existence digne et relativement autonome sans dépendre de l’emploi salarié. Celui-ci perdrait alors nécessairement de l’importance dans nos sociétés, et avec lui l’opposition actifs/inactifs dont nous avons souligné le caractère très problématique.

 

Habiter le monde plutôt qu’y loger

Cela dit, répétons-le, il ne s’agit pas de demander aux plus âgés d’être aussi actifs que les plus jeunes. Le droit d’en faire moins que les plus jeunes alors que le corps s’affaiblit est évidemment très précieux et doit être protégé. Pour autant, il faut en finir avec cette idée selon laquelle les personnes âgées devaient être « prises en charge ». Notre souci prioritaire devrait être de leur permettre de vivre de manière autonome, le plus possible, le plus longtemps possible, sans dépendre d’un système de santé à la fois déshumanisé et déshumanisant. En d’autres termes, empruntés à Ivan Illich, nous ne devons pas chercher à les loger quelque part, à moindre coût, au sein de ce vaste système, mais les aider plutôt à habiter le monde, c’est-à-dire à continuer de vivre pleinement avec d’autres humains, dans des lieux conçus par eux, selon des normes qui leurs appartiennent.

 

Comment concrètement favoriser un tel mode de vie autonome? Parmi les initiatives existantes, on peut évoquer celles qui consistent à rassembler dans un même espace des logements pour personnes âgées et des logements étudiants ou des garderies. C’est le cas de la Maison des Babayagas à Montreuil, dans la banlieue parisienne, une maison de retraite autogérée de 25 logements, dont quatre pour des étudiants de moins de trente ans10. Ce projet a été lancé dans le but de « changer l’imaginaire social de la représentation des vieux », pas seulement donc pour offrir du logement. Tout y est conçu pour favoriser l’autonomie des membres de la maison et leur permettre de décider pleinement de leur mode de vie présent et à venir. En même temps, des activités citoyennes et des espaces communs, dont des locaux collectifs où se trouve une université populaire, leur permettent de vivre de manière active et solidaire. Le projet repose également sur des principes écologiques.

 

Cette innovation sociale s’est révélée assez coûteuse à mettre en place, du fait notamment de son caractère totalement inédit. Elle a toutefois suscité suffisamment d’intérêts pour que la mairie de Montreuil décide de la soutenir financièrement. Bien que le modèle ne soit pas sans défauts ni inconvénients – il s’agit là encore de mettre ensemble des « improductifs » –, n’indique-t-il pas une piste à suivre pour habiter notre monde d’une manière plus juste, plus soutenable et plus autonome? Et ce qui vaut pour des personnes âgées vaut tout autant pour les autres!

Notes

1 Catherine Bigonnesse et al., « L’émergence de nouvelles formules d’habitation: mise en perspective des enjeux associés aux besoins des aînés », Économie et Solidarités, vol. 41, no 1-2, 2011, p. 88-103.

2 Denis Latulippe (2005), « Vieillissement de la population, nouveaux comportements et gestion des ressources humaines », Télescope, mai 2015, p. 26-35.

3 Jean Carette, « Les aînés, citoyens actifs de plein droit », Institut du nouveau monde, 26 mars 2015, [http://espaces50plus.com/les-aines-citoyens-actifs-de-plein-droit/]

4 Ibid.

5 Jean Carette, « Quand “personne âgée” suscite un regard mutilant », Le Devoir, 7 janvier 2014 (texte d’abord paru dans Kaléidoscope).

6 Véronique Martin, Municipalité amie des aînés. Favoriser le vieillissement actif au Québec, Québec, Ministère de la Famille et des Aînés, 2009, disponible en ligne.

7 Serge Latouche et Anselme Jappes, « Sortir de l’économie? », communication présentée par Clément Homs, Bourges, 25 mai 2011, [http://sd-1.archive-host.com/membres/up/4519779941507678/Sortir_de_leconomie_Retranscription_de_rencontre_avec_Serge_Latouche_et_Anselm_Jappe_Bourges_2011.pdf]

8 Entre autres Robear, un robot-ourson japonais capable de soulever une personne qui serait tombée par terre, et Giraff, en Europe, qui peut mesurer la tension et le rythme cardiaque.

9 Pour en savoir plus sur ces projets, lire notamment Baptiste Mylondo, Pour un revenu sans condition, Paris, Utopia, 2012, et Bernard Friot, L’enjeu du salaire, Paris, La Dispute, 2012.

10 Anne Denis, « Les Babayagas, la silver solidarité au quotidien », Libération, 2 février 2014.

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