Numéro 1
Cuba, un laboratoire de la souveraineté alimentaire ?

Le secteur agricole cubain a longtemps été dépeint comme « le plus industrialisé d’Amérique latine [1]». Il ne visait pas en priorité à produire la nourriture des Cubains, mais à exporter du sucre de canne en échange duquel l’île importait des denrées alimentaires et des intrants chimiques, ainsi que de l’énergie fossile. Ce système a toutefois volé en éclats avec la chute de l’Union soviétique, dont il était étroitement dépendant. À partir des années 1990, les Cubains ont donc été forcés de repenser totalement leur mode de production. Soumis par ailleurs à l’embargo américain, il leur a fallu se débrouiller par leurs propres moyens. 20 ans plus tard, force est de constater que la petite République socialiste a non seulement relevé le défi avec succès, mais apporte en outre la preuve qu’il est possible de nourrir aujourd’hui des millions d’humains sans recourir à l’agriculture industrielle.
Vers une agriculture écologique
Les choses se présentaient fort mal pourtant. Au moment de la chute du mur, l’île était non seulement en situation de dépendance alimentaire et énergétique vis-à-vis de l’URSS, mais l’agriculture intensive avait également dégradé ses écosystèmes terrestres : « déforestation à grande échelle, érosion, salinisation, compactage des sols et perte subséquente de fertilité de ces derniers[2] ». Pas étonnant dans ces conditions que le taux de malnutrition augmente de 7,8 % à 21,9 % entre 1991 et 1994. Toutefois, dès 1995, ce taux a recommencé à diminuer et a fini par se stabiliser à 5% en 1999, soit un niveau inférieur à celui de la période précédant la « chute du mur »! Également, le taux de mortalité infantile a chuté de près de 50% depuis 1990 et l’espérance de vie a augmenté de 5% autour de la même période pour atteindre 79,1 ans[3]. Comment expliquer ce qui ressemble fort à miracle?
*Banque Mondiale, Perspective Monde, Université de Sherbrooke, 2010
Tout d’abord, la situation de crise a favorisé les initiatives locales de production alimentaire, véritable point de départ de la transition. Elle a été également l’occasion d’une redécouverte des pratiques et savoirs traditionnels. Parallèlement aux initiatives locales, des chercheurs scientifiques cubains en biotechnologie et en agriculture biologique ont lancé des projets pilotes en collaboration avec les petits fermiers. Ces projets ont favorisé l’échange de connaissances traditionnelles et scientifiques, la formation des petits producteurs et la neutralisation des préjugés envers la rentabilité de la production agroécologique (polyculture adaptée au milieu, nécessitant peu d’intrants)[4]. « Ces initiatives requièrent une approche “paysan à paysan” qui transcende la recherche du haut vers le bas et les paradigmes, permettant aux agriculteurs et aux chercheurs de s’instruire et d’innover collectivement [5]».
Les réussites de ces projets ont fini par attirer l’attention du gouvernement. Dans les années 2000, les premières politiques gouvernementales concernant l’agriculture écologique sont instaurées. L’État supporte la coordination des actions locales. Il se penche sur le développement de la recherche et de la diffusion des connaissances en mettant sur pied un réseau de centres de recherches regroupant plus de 140 000 techniciens et chercheurs. Par ailleurs, il met à nouveau des terres nationalisées à la disposition des coopératives et des petits exploitants et il encourage l’agriculture urbaine, ce qui donne un deuxième élan à la transition.
Un mode de production diversifié
Cela dit, le système agricole cubain n’a pas totalement rompu avec son passé industriel, et présente donc aujourd’hui deux visages assez différents l’un de l’autre. On trouve d’une part, les Coopératives de production agricole (CPA) et les Coopératives de crédits et de services (CCS), et d’autre part, les Fermes d’État et les Unités de base de production coopérative (UBPC).
En ce qui concerne les Fermes d’État et les UBPC, ces fermes reproduisent le modèle de production industrielle d’avant 1989. Autrement dit, le pouvoir est centralisé dans les mains de l’État qui maintient une agriculture intensive. Ceci se traduit par des techniques de monoculture (maïs, canne à sucre, tabac) mobilisant de vastes étendues de terres et requérant l’utilisation d’une grande quantité d’intrants. Lorsque les intrants utilisés dans ces entités sont chimiques, l’agriculture est dite de type industriel, et lorsqu’ils sont biologiques, on la nomme agriculture biologique. Dans ces deux types d’agriculture, les techniques restent intensives. Les intrants chimiques viennent principalement de la collaboration établie entre Cuba et le Vénézuéla, mais les intrants biologiques sont issus de l’expertise cubaine.
Pour ce qui est des CPA et des CCS, ces organisations sont autonomes dans leur prise décision, ce qui a donné lieu à des choix techniques différents. C’est donc de ces entités que sont venues les initiatives agro-écologiques. Par contre, la prise de décision est faite selon deux approches opposées, l’une est individuelle (CCS) et l’autre est collective (CPA). Dans les CCS, chaque fermier est propriétaire de sa terre qu’il gère de façon indépendante. Cela implique que le choix des semences ainsi que la production et les moyens de production lui appartiennent. Les fermiers ont également la possibilité d’embaucher des travailleurs qu’ils rémunèrent d’un salaire. Avec de telles caractéristiques, les CCS, bien qu’ayant le nom de « coopérative », font plutôt penser aux entreprises privées de l’économie capitaliste. Toutefois, une limite est posée par l’État cubain à leur expansion, empêchant que ces fermiers redeviennent de grands propriétaires terriens. Aucun propriétaire privé ne peut posséder plus de 67 hectares de terre et la revente de leur terre est interdite, ce qui empêche l’accumulation de capital. À l’inverse, les CPA se rapprochent de l’autogestion communautaire puisque tout y est collectif, autant la propriété de la terre et des moyens de production que le choix des semences. Cela implique une prise de décision commune dans toutes les sphères d’activité qui favorise la coopération et l’entraide dans les rapports de travail. Peu importe le mode de prise de décision, les techniques sont majoritairement celles de l’agro-écologie, c’est-à-dire de polycultures tenant en compte l’écologie du territoire, étant de faible densité et ne nécessitant pas ou peu d’intrants biologiques.
En conséquence, l’apport des CPA et des CCS est important. Bien que l’agroécologie ne représente que 25 % des terres agricoles en 2006, celle-ci produit plus de 65 % de l’alimentation du pays. Ce faisant, des centaines d’agriculteurs sont désormais en mesure de produire de 70 % à 100 % des aliments nécessaires à la consommation de leur famille, vendant le surplus sur le marché. Ceci les rend autonomes face au soutien alimentaire de l’État. Également, grâce au virage agroécologique, l’utilisation des produits chimiques a diminué de 72 %[6]. Ces techniques démontrent leur succès puisque « les performances enregistrées par le secteur agricole au cours de ces deux dernières décennies malgré les catastrophes climatiques montrent la grande faculté de résistance des exploitations agricoles face à ce genre de calamités naturelles [7]». Enfin, l’approche actuelle fait de Cuba un des leaders mondiaux au niveau de son empreinte écologique ainsi que de la
conservation de la vie sur Terre[8].
Le paradoxe cubain
Les leçons que l’on peut retirer de l’exemple de Cuba dans la perspective d’un modèle alimentaire décroissanciste sont multiples. Nous en soulignerons trois.
En premier lieu, le système agricole cubain apporte la preuve que l’on peut garantir la sécurité alimentaire d’une population de plusieurs millions d’habitants sans forcément recourir à l’agriculture intensive. Grâce à sa production agroécologique plus décentralisée et plus diversifiée, moins mécanisée aussi et surtout moins gourmande en intrants chimiques de toutes sortes (engrais, pesticides, etc.), Cuba est devenue une référence en la matière. Face aux risques grandissants de crises alimentaires et écologiques, c’est un exemple plutôt rassurant, aussi bien pour les pays du Sud que pour les pays du Nord. La condition évidemment est que cette production agricole soit orientée en fonction des besoins de la population concernée et non pas des besoins du capital.
Le cas cubain montre également qu’il est possible pour les pays du Sud de ne plus dépendre d’échanges internationaux pour assurer l’alimentation de leurs populations. Les pays industrialisés, pour être en mesure de poursuivre leur développement, ont besoin que les pays du « tiers monde » intègrent le marché mondial et jouent le jeu de l’exportation de leurs ressources[9]. En d’autres mots, les pays industrialisés sont eux aussi dépendants des pays dits périphériques. Cuba, avec la repaysannisation de son agriculture, a partiellement cessé de jouer ce jeu en sortant peu à peu de la logique industrielle. Ainsi, pour plusieurs, Cuba fait peur, car son succès pourrait donner l’exemple à d’autres nations, ce qui fragiliserait les rapports commerciaux établis par les sociétés dominantes. Par sa souveraineté alimentaire, Cuba peut revendiquer une autonomie politique et il représente le premier pas vers des alternatives décroissancistes en matière de sécurité alimentaire.
En dépit de ces réussites, il semble que Cuba soit sur le point de s’engager à nouveau sur la voie d’un mode de production industrielle et des échanges internationaux. « On constate que les décideurs politiques soutiennent de manière cyclique l’agriculture intensive chaque fois que la situation financière s’améliore, tandis que les approches durables et l’agroécologie, vues comme des “alternatives”, ne sont encouragées qu’en période de pénurie économique… En ce moment, l’agriculture cubaine expérimente deux modèles de production alimentaire radicaux : un modèle intensif avec utilisation de quantités importantes d’intrants et un autre, lancé à un moment spécial, axé sur l’agroécologie et basé sur une faible utilisation d’intrants [10]». Comment l’expliquer? Pourquoi ce pays ne cherche-t-il pas plutôt à consolider les acquis de cette décroissance plutôt réussie?
L’un des éléments d’explication est que cette décroissance n’a jamais été volontaire. Elle n’a pas pris la forme d’une sortie réfléchie et contrôlée de la course à la croissance. Il s’agissait avant tout d’assurer la sécurité alimentaire des Cubains, de « sauver les meubles » si l’on peut dire, pas de changer de modèle de production. Les solutions qui se sont imposées sont des solutions par défaut et semblent continuer à être perçues comme telles, en dépit de leurs succès. Le changement technique imposé par la disparation des produits agrochimiques et la raréfaction du pétrole n’a pas suffi à accomplir un basculement des mentalités en faveur d’un mode de production non industrielle. L’imaginaire cubain n’a en somme pas été décolonisé.
Peut-être qu’il aurait fallu pour ce faire que le changement technique s’accompagne d’un changement sur le plan du rapport à la terre. Pour l’heure, l’État cubain reste propriétaire en dernier ressort des terres cultivables. On peut penser qu’un véritable partage de ces terres, non pas sous forme de propriétés privées, mais de « communaux », pourrait avoir une incidence importante sur la manière de les cultiver et de les entretenir, donc de les percevoir. Cela supposerait toutefois une rupture avec l’imaginaire socialiste qui, au moins sous sa forme la plus répandue, n’est pas moins croissanciste que celui qui sous-tend le capitalisme libéral.
Mais peut-être n'est-ce qu’une question de temps et que les Cubains finiront par réaliser tout le potentiel du système agricole qu’ils ont commencé à mettre en place. La question qui se pose alors est la suivante : la possible levée de l’embargo américain et les promesses de « développement économique » qui y sont associées leur en laisseront-elles le temps?
[1] Sébastien Boillat, Julien-François Gerber et Fernando R. Funes-Monzote, « What economic democracy for degrowth? Some comments on the contribution of socialist models and Cuban agroecology », Futures, 2012, no 44, p. 603 (traduction libre).
[2] Julia Wright, « Cuba’s enforced ecological learning experience ». LEISA Magazine, 2006, vol 22, no 2 (june), p.6.
[3] Perspective Monde, Université de Sherbrooke, « Bilan, pays, Cuba ». 2014. En ligne : http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/pays/CUB/fr.html (page consultée le 13 janvier 2015).
[4] Romain Paquette, « Repaysannisation dans les pays en développement, prolongement de l’expérience vécue », Cahiers de géographie du Québec, 2010, vol 54, no 151, p. 168.
[5] Miguel A. Altieri et Fernando R. Funes-Monzote (2012). « Le paradoxe de l’agriculture cubaine », Monthly Review, 2012, vol 63, no 8 (janvier), p. 10.
[6] Altieri et Funes-Monzote, 2010, op. cit..
[7] Altieri et Funes-Monzote, 2010, op. cit.
[8] Global Footprint Network, « Country trends, Cuba », 2012. En ligne :
http://www.footprintnetwork.org/fr/index.php/GFN/page/trends/cuba/ (page consultée le 13 janvier 2015).
[9] Lire notamment : François Partant, « Ce tiers monde si nécessaire », dans La ligne d’horizon. Essai sur l’après développement, Paris, La Découverte, 2007, p. 63-78 ; Serge Latouche, Survivre au développement: De la décolonisation de l’imaginaire économique à la construction d’une société alternative, Paris, Fayard/Milles et une nuits, 2004.
[10] Altieri et Funes-Monzote, op. cit., p.8.
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