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Numéro 2

De quel droit sommes-nous propriétaires?

Arianne Tavernier-Labrie, Caroline Tremblay

De quel droit sommes-nous propriétaires?

À l’heure actuelle, dans le monde, environ une personne sur quatre vit dans des conditions impropres à assurer sa santé et sa sécurité1. Et l’Occident n’est pas en reste. En France, c’est plus de 3,5 millions de personnes qui sont mal logées2, alors qu’aux États-Unis leur nombre grimpe à 7,72 millions3. En ce qui concerne le Canada, les dernières données disponibles indiquent que près d’un million de personnes, soit 12,7% des ménages, ont des besoins impérieux en matière de logement4. Mais comment une telle chose est-elle possible dans des pays aussi riches que les nôtres?

 

Le droit de propriété, droit suprême

La Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée à Paris en 1948 indique pourtant que « toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires5 ». Le problème est que ce droit est juridiquement non contraignant et n’engage en rien les États à intervenir pour le garantir. À l’opposé, la propriété privée, également reconnue par la Déclaration universelle des droits de l’homme, est un droit privatif, exclusif à son détenteur et protégé par la loi, donc par l’État.

 

Tel que consacré en France par le Code civil en 17896, le droit de propriété comprend trois dimensions: l’usus, le fructus et l’abusus. L’usus, le droit d’utiliser un bien, est celui recherché par un locataire et que lui concède le propriétaire du logement. Ce dernier en conserve cependant le fructus, le droit de percevoir le fruit de son bien, soit les revenus locatifs. Finalement, l’abusus est le droit du propriétaire de disposer souverainement de son bien, de le vendre, de le louer, de le démolir ou même de le conserver tel quel, mais vide!

 

En somme, même en présence d’humains dans le besoin, rien n’oblige un propriétaire à donner accès à un logement, même en échange d’une somme d’argent. Il existe bien des lois permettant d’imposer la réquisition de bâtiments pour loger des personnes en situation de grande nécessité, mais elles ne sont appliquées que très exceptionnellement. De même, si certains dispositifs réglementaires imposent aux propriétaires de garantir un logement décent à leurs locataires, les autorités de nos pays semblent très frileuses quand il s’agit de les faire respecter.

 

On estime à plus de 100 000 le nombre de logements qui, au Québec, nécessiteraient des réparations majeures, soit 8 pour cent du parc locatif7. Les infrastructures dangereuses, les problèmes d’isolation, de moisissures et de vermine sont donc le lot de très nombreux locataires, et bien que d’importantes questions de santé publique soient en jeu, l’État intervient très peu pour défendre le droit à un logement décent contre le droit d’abusus… Par exemple, selon un regroupement d’associations de locataires, « la Ville de Montréal s’est dotée d’un superbe coffre à outils pour lutter contre l’insalubrité, mais elle ne l’utilise pas8 ». De 2007 à 2012, elle n’y a eu recours qu’à quatre reprises, alors que plus de 1 057 plaintes ont été déposées durant cette même période.

 

Le message est clair: on ne touche pas à la propriété privée, même si d’autres droits fondamentaux sont menacés. En fait, elle constitue le pilier central sur lequel reposent nos sociétés; son existence et sa prééminence sont défendues avec acharnement, depuis le XVIIe siècle, par bon nombre de penseurs de la tradition libérale. Parmi cette très abondante littérature, on peut évoquer notamment les économistes autrichiens Hayek et Von Mises, qui soutiennent que le droit de propriété nous « aide à vivre ensemble dans la paix, la prospérité et la liberté9 », permettant de concilier les libertés individuelles de chacun en minimisant les conflits. Ces derniers proviendraient du caractère limité des ressources, faisant en sorte que terrains et logements, bien qu’en apparence abondants, ne soient pas à la portée de tous. De même, la propriété inciterait son détenteur à moins négliger et gaspiller les biens qu’il possède10. C’est là une idée que l’on retrouve au cœur de la thèse célèbre de l’écologiste Garett Hardin sur la « tragédie des biens communs », selon laquelle il n’y aurait point de salut écologique hors de la propriété, qu’elle soit privée ou publique.

 

Un droit injuste, aliénant et insoutenable

En ce qui concerne les habitations et le sol sur lequel elles sont nécessairement bâties, le droit de propriété permet surtout de les traiter comme de pure marchandise, ce qui constitue l’une des conditions de possibilité du capitalisme. Le risque est grand alors que leur valeur d’échange finisse par compter davantage que leur valeur d’usage aux yeux de leurs propriétaires. En d’autres termes, un logement tendra à être envisagé non plus comme un abri pour des humains, mais d’abord comme une source de profit potentiel, comme un capital. Cette situation présente plusieurs inconvénients majeurs.

 

En premier lieu, elle implique que l’accès à un logement est directement fonction de la solvabilité de ceux qui en ont besoin. Quiconque n’a rien à offrir en échange d’un logis pourra rester sans abri. Et celui qui n’a que de faibles moyens devra se contenter d’un logement médiocre, dans lequel il lui sera plus difficile de mener une existence digne et saine. Mais nous sommes tellement habitués à ce mode d’allocation de nos espaces d’habitation que ces conséquences nous semblent normales. Elles n’en sont pas moins profondément injustes en regard des valeurs qui fondent les droits de l’Homme, comme nous l’avons souligné au départ. Et c’est d’autant plus préoccupant que ces inégalités tendent spontanément à se perpétuer dans le temps, alors que près de 15 % de la population actuelle héritera de sommes supérieures à ce que 50% des gens gagneront dans toute leur vie11. Par conséquent, c’est ce même 15 % qui gardera la mainmise sur le capital immobilier, le transmettant de génération en génération, au mépris des moins nantis qui devront se satisfaire de ce que les premiers voudront bien leur consentir. Comment alors ne pas être d’accord avec Proudhon lorsqu’il déclarait: « La propriété, c’est le vol12! »

 

Par ailleurs, un logement n’est jamais un simple abri. « Il est aussi, selon un groupe de réflexion, un domicile, une adresse, un moyen d’autonomie, un statut d’usager des services publics locaux, un usage des espaces publics environnants, un moyen essentiel de l’hospitalité13. » Or, si l’on accepte d’envisager notre habitat comme une marchandise, on soumet une part importante de nos conditions d’existence aux aléas des rapports de force entre les entreprises engagées dans le secteur de l’immobilier. Et si, dans ce que les économistes appellent le « marché », les immeubles de bureau ou les condos offrent des revenus plus alléchants que des appartements à louer, ils seront privilégiés, au mépris des besoins en logements abordables et au profit des spéculateurs, promoteurs et percepteurs de taxes. Ce ne sont alors plus les besoins et la culture qui façonnent l’espace, mais les transactions commerciales, qui transforment les terrains en biens consommables et en accroissent la rareté14. On peut donc qualifier le droit de propriété d’aliénant, puisque malgré des instances de protection comme la Régie du logement, il soumet nos conditions de vies à la bonne volonté des propriétaires et aux fluctuations d’un « marché » sur lesquelles nous n’avons pas de prise.

 

Enfin, et contrairement aux thèses de Garett Hardin et de bon nombres d’économistes, la propriété privée ne garantit en rien que notre manière d’habiter le monde sera soutenable sur le plan écologique. On l’a dit: les logements que peuvent se payer les plus démunis d’entre nous sont bien souvent impropres à une vie humaine en bonne santé. En ce sens, ils sont anti-écologiques. Par ailleurs, bon nombre de développements immobiliers, notamment dans la banlieue, s’avèrent très destructeurs sur le plan écologique. Le droit de propriété confère à celui qui en jouit un droit de destruction dont notre planète n’a pas fini de souffrir. D’un point de vue écologique, il est urgent de limiter ce droit, voire de l’abolir, au moins en ce qui concerne le sol. On peut à la rigueur défendre une propriété d’usage, mais certainement pas la propriété lucrative.

 

Sortir de la propriété privée?

La solution se trouve-t-elle du côté de la propriété publique? Il est en effet possible qu’un vaste parc d’habitations à loyer modéré, géré par des régies municipales ou des organismes publics, puisse contribuer à réduire certaines des injustices évoquées ici. Les politiques néolibérales et austéritaires menées par les gouvernements occidentaux actuels sont évidemment aux antipodes d’une telle orientation. Mais, même dans l’hypothèse où une telle stratégie serait adoptée, il faut rappeler que notre système politique tient davantage de l’oligarchie que de la démocratie15. Par conséquent, la propriété publique y est en fait exercée par la classe dominante, comme l’avait fait d’ailleurs la nomenklatura sous le régime soviétique. En outre, la propriété publique ne supprime pas la notion d’abusus et, là encore, l’exemple soviétique nous rappelle que la propriété collective n’est pas moins destructrice que la propriété privée! Enfin, l’État, en endossant le rôle de propriétaire, ne fait que se substituer à la propriété privée, n’entraînant pas davantage d’autonomie pour les citoyens.

 

La solution réside alors peut-être dans le principe du commun, selon lequel des collectifs d’individus prennent en charge, de manière équitable, démocratique et soutenable, l’administration de ressources essentielles à leur existence16. Envisagé dans un tel cadre institutionnel, le logement redeviendrait exclusivement un bien d’usage et serait soustrait du marché, mais aussi de l’État. Impossible, direz-vous? L’histoire démontre pourtant que les humains ont su tout au long de leur histoire inventer des mécanismes leur permettant d’accéder à des ressources communes sans passer par la distribution de droits de propriété. Les travaux d’Elinor Ostrom sur la « gouvernance des biens communs » ont montré qu’une telle chose passe notamment par l’établissement de limites établies collectivement, en tenant compte des spécificités des milieux concernés17. Ces structures imbriquées, assorties d’une surveillance et d’un contrôle internes dans lesquelles l’État n’intervient pas, ont fait leurs preuves en matière de gestion soutenable des ressources naturelles dans de nombreuses régions du globe.

 

En ce qui concerne le logement, et sans attendre que l’État emboîte le pas aux initiatives citoyennes, les coopératives d’habitation et les fiducies foncières communautaires sont autant de moyens actuellement disponibles pour mettre de l’avant ce commun et prendre en main le développement de nos habitations, de même que le respect de notre droit au logement.

Notes

1 Habitat for Humanity, «Wold Habitat Day 2015 Key Housing Facts», [www.habitat.org/getinv/events/world-habitat-day/housing-facts].

2 Fondation Abbé Pierre, Rapport sur l’état du mal-logement en France 2015, 20e rapport annuel, 2015, [http://www.fondation-abbe-pierre.fr/20e-reml].

3 U.S. Department of Housing and Urban Development, Worst Case Housing Needs: 2015 report to Congress, Washington, 2015, p. vii.

4 FRAPRU, Dossier noir logement et pauvreté. Chiffres et témoignages, Montréal, 2014, p. 21; « Logement. Besoins de logement », Gouvernement du Canada, « Indicateurs de mieux-être au Canada, récupéré le 11 décembre 2015 de [http://mieux-etre.edsc.gc.ca/misme-iowb/.3ndic.1t.4r@-fra.jsp?iid=41#M_1]; Ana Luciao Maldonado, « Les modes de régulation dans les domaines du travail, des finances, des services sociaux et du logement: une recension des écrits », Les Cahiers du CRISES (« Études théoriques »), février 2004, p. 57.

5 Déclaration universelle des droits de l’homme, art. 25 [www.un.org/fr/documents/udhr/].

6 Jacques de Saint-Victor, « Généalogie historique d’une propriété oubliée », dans Béatrice Parance et Jacques de Saint-Victor, Repenser les biens communs, Paris, CNRS éditions, 2014, p. 52.

7 FRAPRU, Dossier noir logement et pauvreté, p. 21.

8 Pierre-André Normandin, «Logements insalubres: Montréal use peu de son pouvoir», La Presse, 2 mai 2012.

9 The Power of Property Rights, par Thomas W. Bell, 4 min. 55 s., [http://www.youtube.com/watch?v=jnjPFZV8Wqo].

10 Ibid.

11 Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 1999, p. 670.

12 Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété? Ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement [1840], d’après une édition électronique établie par la bibliothèque virtuelle Les classiques des sciences sociales, [http://classiques.uqac.ca/].

13 Association internationale de techniciens, experts et chercheurs (AITEC), « Pour l’application du droit au logement en France. Diagnostic du non respect du droit au logement », dans Questions Urbaines, 1999, [www.globenet.org/aitec/chantiers/urbain/logfrance/diagnostic.htm].

14 Marcia Nozick, Entre nous. Rebâtir nos communautés, trad. Françoise Forest, Montréal, Écosociété, 1995, p. 137.

15 Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Paris, Seuil (« L’histoire immédiate »), 2007.

16 Jean Gadrey, Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire, Paris, Les petits matins, 2010, p. 161.

17 Elinor Ostrom, « Similitudes entre les institutions de ressources communes durables et auto-organisées », dans Gouvernance des biens communs, Paris, De Boeck, 2010, p. 112-127.

Commentaires
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Lamine
07 octobre 2016
Super texte et très bonne critique de la propriété privée, par rapport aux alternatives proposées. Voici une qui va vous plaire, se rassembler pour acheter des logements! Cela permet même d'aider les sans-abris à sortir de leur situation http://www.side-ways.net/episode2/
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