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Numéro 1

Graines de folie

Sandrine Hirschler et Franck Lecocq

Graines de folie

Depuis des millénaires, les agriculteurs procèdent à la sélection et au croisement des plantes cultivées. Ce mode de sélection est aujourd’hui marginalisé par celui que tentent de mettre en place de grandes firmes internationales. Depuis les années 1970, des industries issues au départ du secteur chimique[1] ont investi massivement dans les biotechnologies (technologies transformant le matériel biologique) pour créer des semences qui ne peuvent fructifier qu’à l’aide d’autres produits développés par ces mêmes entreprises (engrais, désherbants, pesticides, etc.). Par exemple, le maïs génétiquement modifié de Monsanto suppose l’emploi du désherbant Round-up, produit par le même Monsanto. Ces semences génétiquement modifiées font ainsi partie d’un « paquet technique » qui s’avère évidemment très profitable à ces entreprises sur un plan économique.

 

L’agriculture prise en otage

Mais, comment ces firmes parviennent-elles à imposer leurs semences aux agriculteurs ? Ce peut être tout simplement en les leur offrant gracieusement, dans un contexte de crise quelconque. C’est ainsi que sous couvert d’aide humanitaire, la firme Monsanto a offert aux agriculteurs haïtiens environ 476 tonnes de semences, en grande partie du maïs hybride, après le tremblement de terre de 2010, et ce malgré de nombreuses protestations. Ce maïs stérile imposait aux paysans le rachat des semences l’année suivante.

 

Par ailleurs, ces multinationales obtiennent l’ajustement des cadres législatifs à leurs objectifs. Elles peuvent par exemple déposer des brevets sur les semences, comme c’est le cas aux Etats-Unis depuis les années 1980, interdisant ainsi aux agriculteurs toute réutilisation des graines à des fins personnelles d’une année sur l’autre. Si le brevetage n’est pas autorisé partout, la mise en place en 1961 de l’Union Internationale pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV) a permis l’élaboration des certificats d’obtention végétale (COV). Ces derniers imposent entre autres à l’utilisateur de la semence de verser des redevances au détenteur du certificat. Les modifications successives de l’UPOV donnent toujours plus de droits à l’agrobusiness[2].

 

A plus grande échelle, les firmes semencières usent d’un lobbysme intense pour que les semences brevetées ou certifiées deviennent incontournables. Dans de nombreux pays, toute variété cultivée à des fins commerciales doit être cataloguée. L’homologation et l’inscription de semences aux catalogues sont souvent coûteuses et exigeantes, ce qui dissuade bon nombre d’agriculteurs d’y répertorier leurs semences, tandis que les grandes firmes espèrent, par ces catalogues, détenir le monopole des semences autorisées.

 

Au niveau mondial, on observe un durcissement des législations favorisant des semences modernes, adaptées à l’agriculture industrielle et protégées par des droits de propriété intellectuelle. Les accords de libre-échange sont des instruments privilégiés pour « harmoniser » les normes au niveau mondial et forcer les pays à changer leurs lois. Les industries semencières disposent actuellement d’un oligopole croissant puisque seulement trois compagnies (Monsanto, Dupont-Pioneer, Syngenta) couvrent plus de la moitié du marché mondial des semences[3].

 

Les multinationales n’ont aucun incitatif à développer des variétés adaptées à une agriculture locale et respectueuse de l’environnement. Bien au contraire, les États, influencés par ces firmes, encouragent de moins en moins la recherche dans ce sens. Les variétés dont les qualités ne se prêtent pas à une agriculture intensive sont donc peu à peu abandonnées. Cette « érosion génétique » (perte de la diversité des gènes présents dans la nature) constitue une menace pour la biodiversité. Au niveau mondial, on a d’ores et déjà observé une perte de 75% de la biodiversité des plantes cultivables au cours du XXème siècle, et de 90% en Amérique du Nord[4].

 

Stratégies de résistance

Des initiatives citoyennes et des protestations ont toutefois commencé à se faire entendre contre ce modèle.

 

Il y a quelques années, les grandes multinationales semencières ont introduit et commercialisé massivement des semences hybrides, destinées à la monoculture, amenant les paysans indiens à acheter non seulement ces semences mais également les pesticides qui leur sont indispensables. En 1991, afin de permettre aux paysans d’éviter la dépendance à ces multinationales, à la monoculture et aux pesticides, l’écologiste et militante indienne Vandana Shiva décida de lancer la ferme Navdanya avec plusieurs objectifs : la protection et l’aide aux paysans, la promotion d’une agriculture locale et biologique, ainsi que la conservation et la préservation des semences traditionnelles et de la biodiversité. Sa banque de semences, répartie en une cinquantaine de communautés locales, a permis à des dizaines de milliers de fermiers, non seulement d’Inde mais aussi du Pakistan, du Tibet, du Népal et du Bangladesh, de parvenir à la souveraineté alimentaire en développant une agriculture biologique et en sortant de la dépendance aux multinationales semencières. Concrètement la ferme Navdanya collecte, conserve et distribue des semences traditionnelles auprès des paysans qui souhaitent les utiliser pour revenir à une agriculture traditionnelle sans le recours aux pesticides. Pour cela, elle propose également des formations aux techniques de l’agriculture biologique et de la conservation des graines, dans l’« École des graines », au sein de la ferme biologique de Doon Valley, à Uttranchal, dans le nord de l’Inde. Ce système d’échange et de partage des semences peut être qualifié de « commun » puisqu’il ne s’agit pas d’une entreprise privée, d’une entreprise coopérative ou d’une organisation gouvernementale mais d’une organisation non-gouvernementale qui vise la conservation, la gestion durable et l’utilisation responsable d’une ressource naturelle commune à l’humanité : les graines[5].

 

En Occident aussi des acteurs se mobilisent et la désobéissance civile constitue un recours de plus en plus utilisé. C’est le cas, en France, de l’association Kokopelli, qui milite pour modifier les cadres législatifs et préserver la diversité des semences non-cataloguées en encourageant la poursuite du processus de sélection traditionnelle[6]. Fondée en 1999, elle s’oppose au brevetage du vivant. Elle conserve, cultive, multiplie et commercialise des semences non-cataloguées ce qui lui a valu récemment d’être poursuivie devant les tribunaux par l’entreprise semencière Graines Baumaux pour concurrence déloyale. La branche « Semences sans frontière » de l’association distribue gratuitement des variétés anciennes, reproductibles et libres de droits, aux communautés rurales, associations ou ONG qui en font la demande. La banque de graines de l’association qui compte plus de 2200 variétés est alimentée par des professionnels certifiés en Agriculture Biologique mais aussi par des amateurs qui préservent des semences en voie de disparition. Elle réalise également des actions de sensibilisation et d’aide auprès des agriculteurs et des jardiniers notamment par la diffusion d’ouvrages sur les différentes techniques de culture génératrices de sols fertiles, la production des semences et leur sélection.

 

Et si l’on est jardinier amateur, il est encore possible de faire vivre la biodiversité dans son jardin, d’échanger et de distribuer des semences issues de pollinisation libre[7]. A Montréal, le site internet PlantCatching favorise ce type d’échange[8]. Pour se fournir en graines locales, il est aussi possible de passer par la semencière artisanale Terre Promise (située à l’Île Bizard à Montréal) ou auprès d’autres grainetiers qui proposent des semences au Québec : Semences du patrimoine, La société des plantes, Les jardins du Grand-Portage, Semences Solana, Le Pépiniériste, Les jardins de l’Ecoumène, Horticulture Indigo, La ferme coopérative Tourne-Sol, Les jardins de Nathalie, Semences vertes… Et pourquoi ne pas revitaliser les espaces publics en participant aux « guérillas jardinières » qui visent à semer des graines en milieu urbain ? ... Afin d’interpeller les pouvoirs publiques, des militants lancent des « bombes à graines », histoire de faire germer la biodiversité en ville aussi !

 

Vigilance et rejet de l’agriculture intensive

La vigilance est plus que jamais de mise. Au Canada, le projet de loi C-18, Loi sur la croissance dans le secteur agricole, a été ratifié en novembre dernier dans le cadre de l’AECG (Accord Économique et Commercial Global entre le Canada et l’Europe). Il conduit à modifier les lois agricoles fédérales dans le but d’harmoniser les normes canadiennes en matière d’obtentions végétales avec celles de l’UPOV. L’échange et la conservation de semences hors-catalogue à des fins commerciales relèvent désormais de la contrefaçon. Les agriculteurs peuvent sauvegarder et conditionner leurs semences pour prévenir les mauvaises récoltes par exemple, mais ils ne peuvent pas les stocker, sous peine d’être poursuivis en justice. Ils doivent donc payer des redevances chaque année sur les semences certifiées qu’ils possèdent. Un simple soupçon d’infraction pourrait justifier la saisie des biens d’un agriculteur ou geler ses comptes bancaires[9].

 

Outre une opposition tous azimuts à cette prise de contrôle des semences par la grande industrie, il est primordial de rejeter l’agriculture intensive sur laquelle repose les techniques mises en cause ici. Ses effets pervers sont en effet considérables : perte de fertilité des sols, baisse de la biodiversité, pollution des eaux, maladies causées par l’usage de pesticides, risques d’expansion de maladies végétales causées par la monoculture, etc. Par ailleurs extrêmement dépendante d’un pétrole à bon marché, cette agriculture n’est tout simplement pas tenable à moyen terme. Sa productivité impressionnante n’est qu’un feu de paille dont la flamme à déjà commencé à décliner. Tout doit être mise en œuvre pour soutenir une agriculture paysanne respectueuse des écosystèmes locaux et des agriculteurs, reposant sur la reconnaissance des semences comme patrimoine universel inaliénable. Contrairement à ce qu’affirment les dirigeants des industries agroalimentaire et biotechnologiques concernées, il est tout à fait envisageable de nourrir l’humanité sur la base d’une telle agriculture[10].

Notes

[1] C’est le cas de Monsanto, Dupont-Pioneer, Syngenta, Bayer, BASF, Dow Chemical et d’autres.

[2] Pour plus d’information, rendez-vous sur le site de l’UPOV : http://www.upov.int/portal/index.html.fr

[3] 53% du marché est détenu par les 3 premières industries semencières et 76% par les 10 premières en 2013 selon un rapport de l’ETC Group (étude sur laquelle se base le Parlement européen), Source : http://www.etcgroup.org/sites/www.etcgroup.org/files/CartelBeforeHorse11Sep2013.pdf

[4] Source : FAO, 1999 : http://www.fao.org/docrep/009/y5956f/Y5956F03.htm

[5] Pour en savoir plus : http://www.navdanya.org

[6] Pour en savoir plus : http://kokopelli-semences.fr

[7] Les semences issues de « pollinisation libre » peuvent être ressemées d’une année sur l’autre, s’adaptent aux conditions locales et peuvent continuer à être améliorées grâce à la sélection (donc en conservant les individus qui nous intéressent le plus pour les replanter).

[8] Pour en savoir plus : http://plantcatching.com/fr

[9] Union Nationale des Fermiers : http://www.nfu.ca/issues/save-our-seed

[10] Source : FAO, 1999 : http://www.fao.org/docrep/009/y5956f/Y5956F03.htm

 

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