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Numéro 2

Haïti: une crise du logement sans fin

Isabelle Mérineau, Katherine P., Annie Viau

Haïti: une crise du logement sans fin

Le 12 janvier 2010, un tremblement de terre de magnitude 7 frappe Haïti. Outre les 300 000 morts, plus d’un million et demi de personnes (soit 15% de la population du pays) se retrouvent sans logement, car 208 000 résidences ont été endommagées et 105 000 totalement détruites1. Cinq ans plus tard, près de 70 000 personnes vivaient encore dans des camps de fortune2. Comment une telle situation est-elle possible, malgré l’aide massive qu’Haïti est censée avoir reçue des pays riches?

 

Des failles dans la reconstruction

Évidemment, la majorité des institutions gouvernementales haïtiennes, touchées gravement par le séisme, étaient très peu fonctionnelles dans les jours qui ont suivi la catastrophe. De ce fait, ce sont les acteurs de l’aide internationale qui ont pris en charge la gestion de la crise, et en particulier la question du relogement3. Quelques jours seulement après le séisme, un grand nombre d’organismes d’aide provenant de différents pays étaient sur place4. Pourquoi, malgré cette présence massive, le processus de reconstruction n’est-il toujours pas achevé? Signalons d’abord qu’en 2011, plus d’un an après le séisme, sur les 382 millions de dollars demandés pour de l’assistance humanitaire, seulement 60 pour cent avait été versé5. Mais cela n’explique pas tout. Le travail effectué par les ONG mérite aussi d’être examiné.

 

D’une part, ces organismes ont souvent agi unilatéralement, sans véritable considération pour les besoins, les préoccupations et la volonté des personnes à reloger6. L’information a très mal circulé entre ces acteurs étrangers et la population7. D’ailleurs, la lingua franca des bénévoles et des travailleurs humanitaires étrangers est souvent l’anglais8. Or, les régions les plus affectées par ce désastre environnemental sont celles où le niveau d’éducation de la population était vraisemblablement le plus bas. Leurs habitants ne parlent souvent que le créole ou le français. Ils ont difficilement pu participer à un processus de reconstruction pensé et mis en œuvre dans une langue qu’ils ne maîtrisaient pas. En somme, ce processus a été mené selon une logique top-down par ces ONG étrangères, au risque de se priver du soutien actif de la population concernée; population dont la situation de dépendance s’est trouvée ainsi aggravée9. Pour que les projets de reconstruction soient viables et perdurent à long-terme, on sait pourtant qu’il est primordial que les bénéficiaires prennent part aux décisions qui concernent leur relogement10.

 

En outre, certaines stratégies de relogement se sont avérées particulièrement injustes et discriminatoires11. L’un des problèmes cruciaux a été le manque d’espace pour reconstruire12. Les droits de propriété sur le sol n’étant pas toujours clairement établis, les ONG ont eu tendance à offrir en priorité de nouveaux habitats aux individus possédant des titres de propriétés valides, laissant dans l’attente les citoyens qui ne pouvaient se prévaloir de tels titres13. Ces derniers ont été parfois littéralement dépossédés du lieu sur lequel ils vivaient avant le séisme, au nom de l’urgence de rebâtir. Comme on s’en doute, cette situation a touché en particulier les Haïtiens les moins bien nantis. La catastrophe a donc accru les injustices au sein de la population haïtienne.

 

Pour celles et ceux qui ne pouvaient être relogés rapidement dans des habitats en « dur », les ONG ont choisi d’implanter des abris transitoires, les T-Shelters, pour éviter les campements sauvages14. Mais ce qui ne devait être qu’un logement d’urgence est devenu pour certains une solution à moyen ou long terme. L’un des problèmes de ces abris est qu’ils sont constitués de matériaux importés et non réutilisables15. Outre que cette solution n’a fait qu’accroître la dépendance des victimes à l’égard de l’aide internationale et de marchandises étrangères, elle représente aussi un volume important de déchets à long terme. En cherchant à faire au plus vite et au moindre coût, les ONG ont finalement privilégié une solution qui fait de l’état d’urgence une situation quasi permanente…16. À cela s’ajoute le fait qu’elles ont peu collaboré entre elles, ce qui a entraîné une augmentation des besoins en matériaux et un grand gaspillage.

 

Bref, sans mettre en cause les intentions de ces acteurs, il semble nécessaire de questionner leur rôle dans cette crise du relogement. Le plan de reconstruction a-t-il été mis en œuvre dans une logique durable? A-t-il été appliqué de façon juste auprès des sinistrés? A-t-il su favoriser l’autonomie des Haïtiens? À toutes ces questions cruciales, nous croyons qu’il faut répondre par la négative.

 

Un problème structurel

Force est d’admettre cependant que les ONG sont intervenues dans un pays où il y avait déjà une crise du logement, et cela bien avant que le séisme ne se produise17. L’ampleur des dégâts et les difficultés du processus de reconstruction sont dans une large mesure la conséquence des vulnérabilités de ce pays, tant sur le plan socioéconomique que politique et écologique. Faut-il le rappeler? Un an après le tremblement de terre de 2010, le Japon a subi un séisme nettement plus puissant. Malgré une densité de population presque aussi importante, ce riche pays asiatique n’a perdu à cette occasion, si l’on peut dire, « que » 18 000 habitants, contre 300 000 à Haïti. En outre, les principaux dégâts ont été en fait imputables au tsunami déclenché par le séisme.

 

Comme le montre cette comparaison, un événement naturel comme un tremblement de terre est plus ou moins catastrophique selon les contextes humains dans lesquels il se produit. Des facteurs tels que la densité démographique, le niveau de pauvreté, la qualité de l’environnement et des infrastructures et les mécanismes de prévention et de gestion des risques, notamment, sont décisifs. Ces facteurs ont tous joué un grand rôle dans l’ampleur du désastre à Haïti18. Par exemple, la majorité des bâtiments à Haïti n’avaient pas de structure parasismique, et environ 85 pour cent des habitants de Port-au-Prince habitaient des bidonvilles. La dégradation environnementale était aussi un problème déjà connu avant le tremblement de terre. En effet, il restait à Haïti moins de un pour cent de sa forêt primaire (vierge), et plus de 58 pour cent de la population n’avait pas d’accès sécuritaire à de l’eau potable19.

 

Sur le plan institutionnel, on sait qu’Haïti souffre d’une grande instabilité politique depuis fort longtemps. En matière de logement, cela se traduit par un laisser-aller qui ne bénéficie qu’aux plus puissants des Haïtiens. Selon la Constitution de 1987, « l’État reconnaît le droit de tout citoyen à un logement décent, à l’éducation, à l’alimentation et à la sécurité sociale20 ». Toutefois, l’État n’est pas dans l’obligation de garantir ce droit au logement, et les citoyens ne possèdent aucun recours contre le gouvernement21. Par ailleurs, une entreprise publique a pour mandat d’établir des politiques relatives au logement à Haïti, mais cette instance n’a ni les moyens économiques ni les ressources humaines pour accomplir ce mandat. Ces constats illustrent bien l’injustice dont sont victimes les Haïtiens, aux prises avec un gouvernement qui semble incapable d’assumer ses responsabilités22.

 

Comment expliquer une telle situation, qui semble d’autant plus étonnante qu’Haïti reçoit beaucoup d’aide internationale, et cela, depuis longtemps?23. Cette aide s’est accrue d’ailleurs à partir de 2004 avec la mise en place d’une mission de « stabilisation » du pays sous l’égide des Nations unies24. Toute la question évidemment est de savoir s’il s’agit véritablement d’une « aide » ou plutôt, comme le pensent bon nombre d’observateurs, d’une manière de maintenir sous tutelle occidentale la « perle des Antilles ». Pour certains, le séisme de 2010 a même été l’occasion de renforcer le contrôle extérieur sur ce petit pays, qui a peut-être eu le « tort » d’être la première république indépendante créée par des esclaves noirs, en 180425 Quoi qu’il en soit, on doit constater que l’« aide au développement » qu’a reçue Haïti au cours des dernières décennies n’a fait qu’accroître sa dépendance vis-à-vis des pays occidentaux. Une grande part des vulnérabilités évoquées plus haut y trouvent sans doute leur origine. Ici, comme dans bien d’autres pays du Sud, le « développement » n’a-t-il pas été pour le Nord une manière de poursuivre sous une autre forme l’exploitation de la population et de son territoire26?

 

Au final, la crise du logement qui continue de sévir à Haïti n’a donc pas été causée seulement par le violent tremblement de terre de 2010. D’une part, la gestion de la crise prise en charge par les ONG et certaines puissances mondiales, y compris le Canada, semble avoir été, à bien des égards, très défaillante. D’autre part, cet événement s’est produit dans un contexte socioéconomique et politique où tout était réuni pour que ses conséquences sur le plan humain soient désastreuses. Le séisme n’a fait qu’exacerber une situation préexistante. Sans nier la responsabilité des Haïtiens ou en tout cas de leurs classes dirigeantes dans ce drame, il faut au minimum se demander dans quelle mesure ce contexte de grande vulnérabilité n’est pas l’effet de l’application d’un « modèle de développement » que les pays riches ont imposé à Haïti, comme à tant d’autres pays pauvres. Comme le dit bien l’économiste Jeffrey Sachs, spécialiste de ces questions, ce n’est peut-être pas l’échec du développement qui doit être craint, mais son succès27

Notes

1 Ilionor Louis (dir.), « Des bidonvilles aux camps: conditions de vie à Canaan, Corail Cesse Lesse et à la piste de l’ancienne aviation de Port-au-Prince », rapport de recherche, Réseau de solidarité Canada-Haïti,s.l., 2013, p. 45; disponible en ligne.

2 Jean-Michel Caroit, « À Haïti, cinq ans après le séisme, l’impossible reconstruction », Le Monde, 12 janvier 2015.

3 Ibid.

4 Fedora Mathieu, « La réalisation du droit au logement par les acteurs non étatiques de l’humanitaire en contexte post-catastrophe: le cas Haïtien », mémoire de maîtrise, Université d’Ottawa, 2014, p. 9.

5 Louis, « Des bidonvilles aux camps », p. 74.

6 Marie Redon, « The Model’s Limitations. What “Urban Sustainability” for Port-au-Prince? European Urban Projects Put to the Test by the Haitian City », European Spatial Research and Policy, vol. 20, no 2, 2013, p. 43.

7 Daniel Abrahams, « The Barriers to Environmental Sustainability in Post-Disaster Settings: A Case Study of Transitional Shelter Implementation in Haiti », Disasters, vol. 38, no 1, 2014, p. S26.

8 Redon, « The Moodel’s Limitations », p. 46.

9 Ibid., p. 51.

10 Ibid., p. 51.

11 Ibid., p. 45.

12 Louis, « Des bidonvilles aux camps », p. 49.

13 Mathieu, « La réalisation du droit au logement », p. 34.

14 Abrahams, « The Barriers to Environmental Sustainability », p. S26.

15 Ibid., p. S49.

16 Valérie Renault Ambroise, « L’analyse systémique pour appréhender la soutenabilité́. Application au secteur du logement », intervention au Colloque annuel AFSCET, 2010, p. 8; disponible en ligne.

17 Mathieu, « La réalisation du droit au logement », p. 16.

18 Ibid., p. 16.

19 Abrahams, op. cit., p. S28

20 Constitution de la République d’Haïti de 1987, article 22.

21 Mathieu, « La réalisation du droit au logement », p. 23.

22 Ibid., p. 24.

23 Rosny Desroches, « Le budget 2010-2011 dépend à 66% de l’aide internationale », Haïti libre, 11 novembre 2010.

24 Mathieu, « La réalisation du droit au logement », p. 8.

25 Voir notamment Justin Podur, La nouvelle dictature d’Haïti. Coup d’État, séisme et occupation onusienne, trad. Geneviève Boulanger, Montréal, Écosociété, 2015.

26 Jan Nederveen Pieterse, « After Post-Development », Third World Quarterly, vol. 21, no 2, 2000, p. 117-178.

27 Cité dans ibid., p. 175.

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