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Numéro 1

Il faut cultiver notre jardin

Lucas Deutsch et Gautier Hartzer

Il faut cultiver notre jardin

L’Agriculture urbaine à Montréal est aujourd’hui en pleine expansion. On observe une multitude d’initiatives visant la production, la sensibilisation ou la formation dans ce domaine. Mais ce type d’agriculture peut-il devenir autre chose qu’un loisir ? À quelles conditions permettrait-il aux montréalais de se nourrir de manière autonome, équitable et soutenable sur le plan écologique ?

 

Défricher l’agriculture urbaine montréalaise

L’agriculture urbaine fait l’objet d’un fort regain d’intérêt à Montréal depuis quelques années. En 2012, pas moins de 29 000 montréalais ont signé une pétition pour obtenir une consultation publique sur cette question dans leur ville.[1] Mais l’agriculture à Montréal n’est pas chose nouvelle. Il y a plus de 1000 ans déjà, les terres de l’Île de Montréal étaient cultivées par les Iroquoiens. À l’époque de la Nouvelle-France, Montréal comptait les terres les plus fertiles de la province de Québec. Cependant, avec l’urbanisation de l’île et l’industrialisation de son économie au début du XXème siècle, ces espaces agricoles ont disparu peu à peu pour laisser la place à des logements et à des bâtiments industriels.

 

C’est en 1936 que l’agriculture a commencé à faire son retour en ville, avec la première initiative de jardin communautaire dans l’arrondissement de Lasalle (municipalité indépendante à l’époque). Mais le programme des jardins communautaires de la Ville de Montréal a réellement débuté en octobre 1974, à la demande de quelques habitants, voulant assurer leur sécurité alimentaire après avoir vu un quadrilatère complet de leur quartier du Centre-Sud de Montréal dévasté par un incendie[2].

 

Depuis, l’agriculture urbaine s’est fortement développée. Aujourd’hui, Montréal compte l’un des plus important programme d’agriculture urbaine au monde avec plus de 8500 parcelles réparties dans 97 jardins communautaires, 75 jardins collectifs et de nombreuses initiatives privées. De plus, selon un sondage Léger Marketing, 30% de la population du grand Montréal dit cultiver des plantes potagères sur leur terrain, balcon ou toit.

 

Les jardins communautaires apparaissent comme la pierre angulaire de l’agriculture urbaine à Montréal. Alors qu’on en comptait 43 en 1981 et 76 en 2001, la ville en compte aujourd’hui 97 répartis sur un espace de plus de 26 hectares (soit la moitié des jardins communautaires du Canada) et permettent d’accueillir près de 12 000 jardiniers. Ces jardins communautaires sont des parcelles de culture divisées en petits jardinets, cultivés de manière autonome par un individu ou par une famille.

 

Parallèlement à ces jardins communautaires, on retrouve les jardins collectifs. A la différence des jardins communautaires, il s’agit de parcelles cultivées en commun, dont le produit est partagé entre les producteurs. Au nombre de 70, ces jardins ont pris le devant de la scène depuis les premiers projets, développés pour la plupart ces cinq dernières années. Représentant une surface de quelques hectares, on retrouve ces jardins dans des parcelles privées, dans les jardins des églises ou des écoles par exemple. Cette pratique, encore très jeune, est en voie d’investir les espaces publics.

 

De plus, depuis quelques années, deux autres types de jardin ont vu le jour à Montréal : le jardin institutionnel et le jardin d’entreprise. Les quatre grandes universités montréalaises ont commencé à développer des projets en agriculture urbaine.[3] Le jardin d’entreprise, quant à lui, est également une pratique en pleine expansion. Aujourd’hui, de plus en plus d’entreprises intègrent l’agriculture urbaine dans leurs locaux. D’un côté, on retrouve des entreprises qui font de l’agriculture un commerce, comme les Fermes Lufa. De l'autre, certaines entreprises (restaurants, boutiques, hôtels, bars, etc) le font pour l’environnement, pour le plaisir, pour agrémenter leur cuisine ou pour en faire profiter leurs employés. Selon le site agriculturemontréal, il existerait une quinzaine de jardins d’entreprise sur l’Île de Montréal.

 

Si ces différents jardins représentent une part importante de l’agriculture urbaine à Montréal, il ne faut pas oublier que d’autres initiatives pratiques contribuent à l’expansion de l’agriculture urbaine. Par exemple, la ville contribue à ce développement en soutenant en partie des projets de revitalisation urbaine et de développement résidentiels comportant un ou plusieurs volets agricoles comme le programme AccèsLogis, le programme Quartiers 21 ou celui des Éco-quartiers. Ces derniers visent notamment à contrer l’insécurité alimentaire des familles les plus démunies et à assurer le verdissement de la ville.

 

Enfin, la commission de consultation publique sur l’agriculture urbaine à Montréal a recommandé à la ville d’augmenter le nombre et la variété d’arbres fruitiers plantés sur le domaine public. Même s’il ne s’agit encore que d’un projet, cela devrait permettre une meilleure utilisation de l’espace public, une lutte aux îlots de chaleur et un verdissement de la ville tout en produisant des ressources alimentaires pour la communauté. Pour le moment, des villes comme Seattle et sa forêt nourricière, ou Vancouver, hôte en 2011 d’un projet pilote d’arbres fruitiers plantés dans les parcs publics, semblent bien plus avancées dans ce type d’agriculture urbaine.

 

A ces initiatives pratiques s’ajoutent des activités de sensibilisation et de formation à l’agriculture urbaine. Certaines d’entre elles proviennent de la ville de Montréal. C’est le cas de la Biotrousse urbaine, un guide d’observation de la faune, de la flore et de la nature à Montréal, développée en partenariat avec la biosphère, qui incite le grand public à explorer l’environnement urbain. Mais la sensibilisation à l’agriculture urbaine émane généralement d’organismes communautaires, comme le collectif Equiterre, qui a pour but de bâtir un mouvement de société en incitant « les citoyens, les organisations et le gouvernement à faire des choix écologiques, équitables et solidaires ». Parmi les organismes privés qui s’impliquent dans ce domaine, on peut évoquer Jardins Sans Frontières qui sensibilise les citoyens à l’importance de l’agriculture urbaine à Montréal, mais aussi ailleurs à travers le monde. Des collectifs de recherche, comme le Collectif de Recherche en Aménagement Paysager et Agriculture Urbaine Durable (CRAPAUD) ou l’Agriculture Urbaine/Lab-Uqam organisent aussi diverses activités pour promouvoir et entretenir le mouvement. Ces collectifs proposent des séminaires de discussion et de réflexion, des services-conseils et des formations ciblées pour les municipalités, les institutions ou les corporations. Enfin, les universités offrent également des formations. C’est le cas de l’école d’Agriculture Urbaine de l’UQAM ou encore de la City Farm School de l’université Concordia, pour n’en citer que deux.

 

Ces activités jouent un rôle primordial dans la pérennité du mouvement. Car, avoir des espaces pour cultiver ses fruits et légumes est une chose, mais disposer des compétences et des connaissances pour cultiver ces terres en est une autre. C’est pourquoi les initiatives visant à partager et à se réapproprier les techniques agricoles sont cruciales.

 

Au total, et même si c’est la Havane qui reste la championne mondiale de la production alimentaire en milieu urbain avec 80% des fruits et des légumes produits en ville, l’ensemble de ces initiatives permet d’avancer qu’en matière d’agriculture urbaine, Montréal est une ville-phare, non seulement au Canada et en Amérique du Nord, mais même à travers le monde.

 

Faire mûrir les fruits de l’agriculture urbaine

Parmi ces initiatives, quelles sont celles qui paraissent les plus intéressantes dans une perspective de décroissance ? Certaines ont été lancées par des entreprises à but lucratif. C’est notamment le cas des Fermes Lufa, qui proposent des paniers de produits frais « sur mesure », cultivés sous serres sur les toits montréalais.[4] Très intéressante d’un point de vue écologique, cette activité reste soumise à la logique marchande. Cela suppose que seule une clientèle solvable peut se procurer les fruits et légumes produits dans ces fermes urbaines. Le critère de justice « à chacun selon ses besoins » n’est pas ici respecté. En outre, ce mode de production repose sur des techniques sophistiquées et suppose des investissements lourds qui ne sont pas à la portée de la première petite communauté venue ! L’exigence d’autonomie sur le plan technique et économique, que l’on trouve au fondement de l’idéologie de la décroissance, n’est donc pas non plus satisfaite. A tout le moins, ce modèle entretient cette forme d’aliénation qui consiste à ne pas consommer ce que l’on produit et à ne pas produire ce que l’on consomme.

 

Une telle initiative n’est toutefois pas sans intérêt du point de vue décroissanciste. La réussite des Fermes Lufa contribue fortement à la promotion de l’agriculture urbaine et favorise certainement l’innovation dans ce domaine. Elle permet au minimum de questionner une évidence, celle de la dépendance alimentaire des centres urbains, et elle ouvre des possibles. Elle participe en somme à la décolonisation de nos imaginaires. En ce sens, cette entreprise joue sans doute un rôle positif dans une perspective de transition vers des sociétés post-croissance.

 

C’est le cas aussi des jardins communautaires, mais surtout des jardins collectifs qui fleurissent sur l’île. A condition d’être cultivés selon des techniques écologiques, n’exigeant pas de matériel lourd, ces lieux permettent d’apprendre à s’alimenter dans le respect de ces quatre principes décroissancistes que sont l’autoproduction, la communalisation, la démocratisation et la coopération. Le critère de justice «  de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » y est en principe respecté. Le seul problème actuellement est que ces jardins sont trop peu nombreux et que nous sommes bien loin d’une situation dans laquelle toute famille montréalaise qui le désire pourrait y avoir accès.

 

Les jardins communautaires sont certes moins cohérents avec les principes décroissancistes (ceux de démocratisation, de coopération et de communalisation), mais leur rôle dans la transition vers des sociétés post-croissance ne doit pas non plus être négligé. A l’évidence, ils permettent à ceux qui y ont accès de reprendre en partie le contrôle de leur alimentation et ils contribuent à nous faire envisager l’espace urbain comme un espace potentiellement fertile, où il est en fait possible de se nourrir autrement qu’en allant à l’épicerie !

 

Reste une question : ces initiatives en matière d’agriculture urbaine pourraient-elles se développer au point de permettre aux Montréalais d’assurer leur souveraineté alimentaire ? Les Fermes Lufa proposent une estimation des surfaces nécessaires pour produire de quoi nourrir les Montréalais. Sachant que leur ferme prototype de 31 000 pieds carrés permet d'approvisionner quelques 2000 personnes, il faudrait un minimum de 2 445 203 mètres carrés pour produire, selon les techniques Lufa, suffisamment de fruits et légumes pour les 1 698 062 habitants de l’Île de Montréal (1,44 mètre carré par habitant). Cela représenterait seulement 1% de la superficie de l’Île, soit environ six fois la superficie du jardin botanique convertie en jardins agricoles pour nourrir l’ensemble des Montréalais. C’est finalement assez peu, mais nous en sommes toutefois encore bien loin. L’ensemble des jardins communautaires ne représente à ce jour qu’un tiers du jardin botanique.

 

Les autorités municipales ont le pouvoir de mettre à la disposition des citoyens davantage d’espaces à cultiver. Il reste à les en convaincre, à l’aide des moyens de pression habituels. Mais on peut aussi, comme le font déjà certains, utiliser certains espaces publics sans forcément attendre d’en recevoir la permission. L’histoire du « Champ des possibles » dans le quartier du Mile End montre que cette stratégie peut s’avérer tout à fait payante. Sous la pression d’un groupe de riverains, ce terrain vague appartenant au Canadian Pacific est devenu récemment un jardin public faisant office de « réserve de biodiversité urbaine ». Plus modestement, les plantations sauvages à l’aide de « bombes à graine » par exemple participent aussi de cette réappropriation/refertilisation des terres urbaines.

 

Bien sûr, il faudrait également que les Montréalais soient de plus en plus nombreux à vouloir produire une partie au moins de leur nourriture. Pour cela, il leur faut non seulement de l’espace et des compétences, mais d’abord et avant tout du temps. On touche ici à l’une des conditions essentielles de la transition vers des sociétés post-croissance : la réduction du temps de travail et, au-delà, la remise en question de la centralité de l’emploi salarié. Pour ce faire, un dispositif comme celui du revenu inconditionnel d’existence pourrait s’avérer très utile, au moins à titre provisoire. Il est en outre envisageable à l’échelle d’une ville, comme l’a montré l’expérience tentée avec succès dans la ville de Dauphin (Manitoba) au cours des années 1970. Mais c’est là une autre histoire…

Notes

[1] Source : Office de consultation publique de Montréal, État de l’agriculture urbaine à Montréal, 2012 - http://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/rapport_au.pdf

[2] www.agriculturemontreal.com

[3] HEC Montréal a ainsi mis en place le projet « Hectar urbain » - http://www.hec.ca/developpement_durable/hectare_urbain/

[4] https://montreal.lufa.com/fr/comment-ca-marche

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