Article précédent   Article suivant

Numéro 1

La décroissance aux poubelles!

Sean English et Elham Hajam

La décroissance aux poubelles!

Le dimanche en fin de soirée au marché Jean-Talon (Montréal), après la fermeture des étalages et des échoppes, il est possible d’observer un phénomène curieux aux yeux des consommateurs habituels. En quelques vagues plus ou moins coordonnées, des jeunes hommes et des jeunes femmes font leurs emplettes au dernier endroit où plusieurs oseraient mettre les pieds; à savoir à l’intérieur même des poubelles. Qui sont-ils et que cherchent-ils exactement? 

 

Ce ne sont pas des pauvres affamés. En fait, c’est souvent tout le contraire. Ils sont là par choix, pour pratiquer ce que l’on appelle communément le dumpster diving. Cette pratique consiste tout simplement à aller chercher la nourriture ayant perdu sa valeur marchande là où elle a été laissée, soit dans les poubelles, avant qu’elle ne perde toute valeur nutritive. À Montréal, à la fermeture des marchés publics et de quelques épiceries qui laissent encore leurs poubelles accessibles à l’extérieur, ce sont par petits groupes composés d’amis et de connaissances que les pratiquants du dumpster diving vont chercher ce qui fera leur bonheur, que ce soit en appoint à leur alimentation de base, ou pour sortir complètement du système de marchandisation alimentaire.

 

Pour ces glaneurs urbains, souvent très scolarisés, préoccupés de justice sociale et d’écologie[1], cette pratique constitue un geste politique. Outre le souci  de subvenir à leurs besoins primaires, ils cherchent surtout à contester une économie et des modes de production qu’ils jugent inefficaces et injustifiés. Certains glaneurs interrogés argumentent que c’est près de 50% du volume de nourriture produite qui est gaspillé. Selon les Nations Unies, le poids des aliments comestibles gaspillés mondialement est évalué à 1.3 gigatonnes par an[2]. Mais en parallèle, les problèmes de malnutrition ou de nutrition insuffisante touchent des millions et des millions d’êtres humains. Voilà pour l’essentiel le scandale contre lequel s’élèvent ces explorateurs de poubelles! Un scandale dû au fait que notre système alimentaire n’est pas conçu pour satisfaire les besoins humains, mais pour satisfaire aux exigences de la valorisation du capital. Les tonnes d’aliments encore comestibles jetés chaque jour par des producteurs ou des revendeurs parce qu’ils ont perdu leur valeur marchande (date de péremption dépassée, aspect extérieur non-standard, etc.) en témoignent.

 

Une pratique paradoxale

 

Cela dit, peut-on en vouloir à ces récupérateurs d’être prisonniers d’un système aussi fort et englobant que le système alimentaire actuel? En outre, leur démarche paraît intéressante dans la perspective d’une transition vers des sociétés post-croissance. Sans être une solution en elle-même, elle constitue une forme d’expérimentation qui favorise la sortie de la société de croissance. Tout d’abord, elle permet de réaliser pratiquement (et de faire réaliser à autrui) qu’un produit qui n’a plus de valeur d’échange peut néanmoins avoir une forte valeur d’usage. En d’autres termes, elle consiste à se souvenir que nous pouvons satisfaire nos besoins sans forcément passer par l’achat de marchandises! Ensuite, elle constitue une forme d’entraînement à la simplicité volontaire et à un mode de vie libéré du rapport salarial. Enfin, il s’agit d’une pratique souvent collective, qui revalorise l’entraide, le partage et la solidarité entre humains, principes essentiels d’une société post-croissance.

 

Cependant, pour porter tous ses fruits, cette pratique devrait être couplée à des actions plus directement politiques, ainsi qu’à un travail de conception d’un système alimentaire alternatif, plus soutenable, plus juste et plus émancipateur, qui reposerait sur les principes de démocratisation, communalisation, autoproduction et coopération. La communauté de glaneurs urbains semble constituée de personnes instruites, conscientes de l’état actuel du monde et de l’importance de prendre part à la vie démocratique[3]. Il semble donc que ces personnes soient aptes à initier un réel mouvement de contestation du système actuel.

 

Dans un premier temps, un glanage « organisé » pourrait être développé dans un but de redistribution afin de rencontrer l’impératif décroissanciste de justice. En ce sens, on peut penser à une initiative de récupération de restes de restaurants et de rebus de supermarchés pour des associations venant en aide aux sans-abris ou aux familles dans le besoin. Le glanage urbain pourrait aussi s’associer à d’autres pratiques telles que l’achat de produits locaux et biologiques, reposant sur des circuits courts et ayant une grande valeur nutritive. Et bien sûr, il devrait être orienté vers l’usage en commun d’espaces destinés à la production de nourriture (jardins collectifs, jardins sur les toits, ruelles vertes, trottoirs garde-manger…). Les possibilités sont nombreuses. L’essentiel est que le glanage urbain ne demeure pas une pratique sociale marginale.

 

Comment glaner ? Les conseils d’Anne-Sophie et de Nico, glaneurs montréalais

 

  1. Choisir la pratique qui nous rend le plus confortable. Ce ne sont pas tous les glaneurs qui sautent gaiement à pieds joints dans les conteneurs. Il faut avant tout connaître ce que l’on recherche et le faire d’une manière sécuritaire et agréable.
  2. Garder un esprit ouvert et convivial est ensuite une bonne manière de développer une relation avec les épiciers. Certains témoignages recueillis démontrent qu’ils seront beaucoup plus ouverts à modifier leur pratique de disposition des produits après leur vie marchande s’ils sont abordés avec un sourire plutôt que par affrontement.
  3. Penser aux autres glaneurs et partager les fruits de votre collecte. Il est habituel que certains glaneurs urbains choisissent délibérément de laisser certains produits dans l’espoir qu’un autre les récupère; les produits trouvés étant par la suite préparés et consommés par la communauté.
Notes

[1] Ferne Edwards et David Mercer, «Gleaning from Gluttony: an Australian youth subculture confronts the ethics of waste», Australian Geographer, 2007, Vol. 38, p. 279-296.

[2] Edwards & Mercer, op. cit., p. 11-13.

[3] Edwards & Mercer, op. cit. ; Hieu P. Nguyen; Steven Chen; Savantani Mukherjee, “Reverse stigma in the Freegan community”, Journal of Business Research, 2013, 67, p. 1877-1884.

Commentaires

Il n'y a aucun commentaire pour cet article.

Écrire un commentaire
L'échappée belle Loading GIF