Numéro 2
La ville post-croissance, une utopie?
Ivan Illich rappelle qu’habiter ne se limite pas à « modeler cet intérieur » qui nous sert de lieu de repos, mais se déroule des deux côtés du seuil1. Penser l’habitat dans la perspective de la décroissance suppose donc de s’intéresser à l’espace qui environne notre « intérieur ». Pour une majorité d’humains aujourd’hui, cet espace est urbain. Or la ville a-t-elle sa place dans des mondes post-croissance? Haut-lieu de production mais surtout de consommation et de gaspillage, on y observe généralement de très fortes inégalités entre ses habitants. C’est également un espace pollué et polluant. Ce sont là des caractéristiques qui constituent les cibles privilégiées de la critique décroissanciste. Ne faudrait-il pas alors abolir les villes pour réussir à bâtir des sociétés post-croissance?
La ville est-elle anti-écologique?
Peut-on concevoir une ville qui n’aggrave pas la situation actuelle sur le plan écologique? La réponse n’est pas simple. Pour l’ingénieur Philippe Bihouix, qui travaille sur la question des pénuries de ressources primaires à venir (énergie, minerais, etc.), « il faut désurbaniser, mais sans étaler. Les grands centres urbains sont trop consommateurs de ressources, car il y faut plus de transports, d’infrastructures […]. Cette désurbanisation ne devra pas se faire par étalement urbain – il ne s’agit pas de fuir la ville pour l’habitat pavillonnaire périurbain, dont on connaît la nocivité – mais par une renaissance, une redynamisation des villages et des bourgs, à une échelle qui permette un ancrage dans le territoire, des besoins de transport réduits, mais une vie sociale suffisamment riche2 ». En somme, la ville peut être une solution praticable, mais à condition qu’elle ne dépasse pas les quelques milliers d’habitants.
David Owen, auteur notamment de Green Metropolis, va plus loin que Bihouix. Selon lui, la ville reste la seule manière pour les humains de ne pas dégrader davantage leur habitat terrestre. Il faut parier sur la densification démographique. « En réalité, le seul fait de vivre serré, à proximité les uns des autres et des lieux où nous travaillons, où nous faisons nos emplettes et nous divertissons, nous amène inévitablement à vivre plus petit et à conduire moins. Et l’un des plus grands avantages de la densification comme stratégie environnementale, c’est que ses bénéfices sont structurels: les citadins sont moins énergivores non pas parce que leur conscience environnementale est plus aiguë, mais parce que leur mode de vie leur rend la consommation plus difficile, et ce, même s’ils considèrent que les changements climatiques sont une lubie de la gauche. Les New-Yorkais sont les premiers surpris lorsqu’ils apprennent qu’ils ont le meilleur bilan énergétique et carbone des États-Unis3. » Il faut nuancer les propos d’Owen sans doute. Dans des sociétés post-croissance, fondées sur une relocalisation de nos activités et la mise en place de circuits courts, l’impact écologique de la vie en milieu rural sera forcément bien moindre qu’aujourd’hui, comme c’est le cas d’ailleurs actuellement dans bon nombre de pays du Sud moins urbanisés.
Il reste que la densification a du bon sur le plan écologique. Dans cette perspective, les normes architecturales telle que le LEED4 constituent finalement des indicateurs dont il faut se méfier5. Une tour au cœur d’une ville, cernée par d’autres bâtiments, que des travailleurs ou des résidents rejoignent par les transports en commun et où l’espace disponible limite l’accumulation de biens, reste bien plus « soutenable » qu’un nouveau bâtiment écoénergétique répondant aux normes en vigueur, mais situé en périphérie de la ville et mal desservi par le transport en commun.
Par ailleurs, la ville n’est pas condamnée à être seulement un lieu de consommation de ressources naturelles et de production de déchets. Les immeubles à énergie passive (consommant très peu d’énergie) et même positive (produisant plus d’énergie qu’ils n’en consomment) sont de plus en plus nombreux. Leurs coûts restent élevés et les modes de fabrication ne sont pas sans taches sur le plan écologique (provenance et toxicité des matériaux, notamment). Ils permettent toutefois de commencer à imaginer des villes qui ne soient plus des gouffres énergétiques. Le verdissement massif des milieux urbains constitue par ailleurs une stratégie essentielle pour capturer une partie des émissions de CO2, purifier l’atmosphère, traiter une partie des eaux usées et réduire les îlots de chaleur. Ce verdissement peut être pensé aussi de manière à fournir aux citadins une partie de leur nourriture. De nombreuses solutions sont envisageables sur ce plan, qui vont des serres sur les toits (sur le modèle des fermes Lufa à Montréal, par exemple) aux jardins collectifs conçus selon les principes de la permaculture6. L’exemple cubain montre d’ailleurs que cette démarche peut s’avérer tout à fait efficace7. La santé générale des Cubains s’est sensiblement améliorée dans les années ayant suivi l’implantation de la permaculture comme une des solutions au blocus pétrolier. Et d’autres villes aujourd’hui se donnent comme objectif d’atteindre l’autonomie alimentaire dans quelques années. C’est le cas d’Albi, en France, qui souhaite développer à grande échelle les principes des Incroyables Comestibles8. Au total, la ville n’est donc pas forcément synonyme d’enfer écologique, bien au contraire.
Rendre les villes plus justes et moins aliénantes
Les villes post-croissance ne doivent pas seulement être des lieux dont l’impact écologique est réduit le plus possible. Il faut aussi parvenir à y réduire les injustices. Pour l’heure, ce sont les lieux où les inégalités socio-économiques sont les plus aiguës, et en tout cas les plus criantes. C’est particulièrement vrai dans les pays les plus pauvres de la planète. Selon Jacques Diouf, directeur général de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, « [en raison] de l’urbanisation rapide, la pauvreté urbaine a augmenté; la sécurité alimentaire urbaine et ses problèmes connexes devraient donc être placés parmi les priorités dans les plans d’avenir9 ».
Il n’y a aucune raison de penser que la ville est en elle-même un facteur d’inégalités. Une politique réellement démocratique – principe que l’on retrouve dans toutes les propositions décroissancistes – devrait déboucher sur des mesures garantissant à tous l’accès à un logement décent et à des services essentiels (santé, transport, nourriture de qualité, éducation, etc.). C’est précisément ce que prétend offrir la « ville cohérente » modélisée par Korsu, Massot et Orfeuil10. Ce modèle préconise notamment une distance maximale, mesurée en minutes, entre le lieu de travail et la résidence11, et des moyens de transport qui tiennent compte des besoins et des revenus des résidents. Cela dit, pour se rapprocher d’une véritable égalité des conditions entre les habitants de la ville, il faudra bien limiter la spéculation foncière et donc sans doute la propriété privée. Les propositions de Proudhon sur ce plan restent d’actualité: ce qu’il faut remettre en question, c’est la propriété lucrative, c’est-à-dire la possibilité de faire de l’argent avec ce que l’on possède. En revanche, il semble tout à fait souhaitable de protéger la propriété d’usage, ce que Proudhon appelait la possession.
Mais il ne suffit pas que la ville devienne moins injuste pour qu’elle trouve sa place dans des sociétés post-croissance. Il faut aussi qu’elle permette aux humains de reprendre le contrôle de leur vie. C’est cette ambition qui se trouve au fondement du mouvement des « villes en Transition » qu’a lancé Rob Hopkins en Grande-Bretagne il y a quelques années maintenant. L’idée de départ de ce mouvement est de proposer aux habitants de villages, de villes et de quartiers de se préparer ensemble, de manière démocratique, aux conséquences du dérèglement climatique et du pic pétrolier. Les solutions proposées vont généralement dans le sens d’une plus grande autonomie locale en matière d’alimentation, de santé, d’éducation, de transport, d’énergie et de logement12. Il existe actuellement plusieurs centaines de « groupes de Transition » en Occident.
Cette quête d’autonomie suppose aussi de reconnaître que la structure même de nos villes porte la marque de la civilisation industrielle et repose sur la distinction vie professionnelle-vie privée, autour de laquelle s’articulent les autres activités quotidiennes13. Comme le souligne André Gorz, il faut en finir avec cette compartimentation des dimensions de l’existence: travail, logis, provisions, instruction, divertissement... « L’agencement de l’espace, écrit-il, continue la désintégration de l’homme commencée par la division du travail à l’usine. Il coupe l’individu en rondelles, il coupe son temps, sa vie, en tranches bien séparées afin qu’en chacune vous soyez un consommateur passif livré sans défense aux marchands, afin que jamais il ne vous vienne à l’idée que travail, culture, communication, plaisir, satisfaction des besoins et vie personnelle peuvent et doivent être une seule et même chose: l’unité d’une vie, soutenue par le tissu social de la commune14. » Évidemment, tout cela ne pourra se faire sans une remise en question de la centralité du travail salarié dans nos sociétés …
En attendant, la reconquête de la ville suppose aussi d’en chasser l’automobile, qui y occupe actuellement une place bien trop importante. En Amérique du Nord, les villes ont littéralement été modelées par elle. L’architecte danois Jan Gehl a montré que ces espaces conçus en fonction de la voiture induisent chez l’humain un sentiment d’insignifiance et de petitesse. Inversement, les espaces dans lesquels les bâtiments sont pensés en fonction des piétons, qui avancent à environ 5 km/h, engendrent une expérience complètement différente, où l’individu se sent naturellement partie prenante de son environnement. Les recherches de Gehl ont donné lieu au concept de « villes à échelle humaine15 », dont l’une des « incarnations » les plus réussies serait Copenhague.
Outre le problème de l’automobile, Gelh déplore que les bâtiments et les unités urbaines soient de plus en plus grands, alors que les gens ne changent ni de taille ni de vitesse, et qu’ils continuent de s’appuyer sur des stimulations sensorielles16. Rendue plus accessible physiquement, la ville pourrait (re)devenir un cadre idéal pour l’expression collective, la concertation et la participation citoyenne. Gehl recommande donc que les bâtiments offrent aux piétons un cadre de vie à leur échelle, qui puisse stimuler leurs sens en utilisant la transparence, la texture et la diversité des fonctions des espaces au niveau de la rue.
À quoi pourrait ressembler, globalement, une ville post-croissance? Pour André Gorz, elle doit devenir un lieu de vie si plaisant que l’on ne souhaitera plus s’en éloigner à la moindre occasion, comme c’est si souvent le cas aujourd’hui. Pour ce faire, il est nécessaire que « le quartier ou la commune redevienne [un] microcosme modelé par et pour toutes les activités humaines, où les gens travaillent, habitent, se détendent, s’instruisent, communiquent, s’ébrouent et gèrent en commun le milieu de leur vie commune. […] On peut imaginer que ces villes nouvelles seront des fédérations de communes (ou quartiers), entourées de ceintures vertes où les citadins — et notamment les “écoliers” — passeront plusieurs heures par semaine à faire pousser les produits frais nécessaires à leur subsistance. Pour leurs déplacements quotidiens, ils disposeront d’une gamme complète de moyens de transport adaptés à une ville moyenne: bicyclettes municipales, trams ou trolleybus, taxis électriques sans chauffeur. Pour les déplacements plus importants dans les campagnes, ainsi que pour le transport des hôtes, un pool d’automobiles communales sera à la disposition de tous dans les garages de quartier17. » Cette ville rêvée en 1974, certains tentent actuellement de la bâtir. Certes, elle n’existe pas encore, mais elle ne semble plus tout à fait utopique.
1 Ivan Illich, « L’art d’habiter », Le miroir du passé, dans Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Fayard, 2005 [1994].
2 Philippe Bihouix, L’âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Paris, Seuil (« Anthropocène »), 2014, p. 203.
3 David Owen, Vert paradoxe. Le piège des solutions écoénergétiques, trad. Geneviève Boulanger, Montréal, Écosociété, 2013, p. 52.
4 Leadership in Energy and Environmental Design (LEED): système de certification et d’évaluation de la conception, de la construction et de la gestion d’un bâtiment selon sa performance environnementale et écologique créé par le US Green Building Council en 1998, [www.usgbc.org/leed].
5 David Owen, Green Metropolis: What the City Can Teach the Country About True Sustainability, New York, Riverhead Books, 2009.
6 Emmanuel Pezrès, « La permaculture au sein de l’agriculture urbaine: du jardin au projet de société », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 10, n° 2, 2010.
7 The Power of Community: How Cuba Survived Peak Oil (s.-t.f.), The Community Solution, 53 minutes, [www.youtube.com/watch?v=KEF19NV_3SE]. Voir aussi Jose Fuca, Anne Gauthier et Luc Pépin, « Cuba, un laboratoire de la souveraineté alimentaire? », L’échappée belle, no 1, avril 2015, p. 33-37.
8 Création collective dans des espaces publics de petits potagers dont la production est mise gratuitement à la disposition des passants. Le mouvement a pris naissance dans la ville anglaise de Todmorden en 2008 [http://www.permaculture-incroyables.org/a-propos/ic/]. Le Mange-trottoir, dans Villeray, en est un exemple montréalais.
9 Fatemeh Rafiei, « L’intégration de l’agriculture urbaine à l’architecture pour la réalisation d’une ville viable », mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2012, p. 29.
10 Emre Korsu, Marie-Hélène Massot et Jean-Pierre Orfeuil, La ville cohérente. Penser autrement la proximité, Paris, La documentation française, 2012.
11 Trente minutes en transport en commun ou 20 minutes en voiture, afin de respecter une échelle universelle de mesure plus évocatrice que les kilomètres.
12 Rob Hopkins, Manuel de Transition. De la dépendance au pétrole à la résilience locale, trad. Michel Durand, Montréal, Écosociété, 2010.
14 André Gorz, « L’idéologie sociale de la bagnole », Le Sauvage, septembre-octobre 1973.
15 Jan Gehl, Pour des villes à échelle humaine, trad. Nicolas Calvé, Montréal, Écosociété, 2012.
16 Jan Gehl, Lotte Johansen Kaefer et Solvejg Reigstad, « Close Encounters with Buildings », Urban Design International, vol 11, 2006, p. 29-47.
17 Gorz, « L’idéologie sociale de la bagnole ».
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