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Numéro 2

Le cohabitat: être avec et être soi

Michaël Godbout, Cassandre Milon, Linnea Mulholland

Le cohabitat: être avec et être soi

Devenir propriétaire d’une maison unifamiliale en banlieue constitue pour beaucoup de citadins une forme d’accomplissement personnel. Entretenu à grand renfort de publicité par les promoteurs immobiliers et les banques, ce rêve pose pourtant de nombreux problèmes. Il est synonyme de destruction d’espaces naturels, souvent cultivables, de trafic routier supplémentaire, d’injustices aussi, dans la mesure où il restera toujours inaccessible à une partie de la population auprès de laquelle il est pourtant promu. Enfin, cette façon de se loger entretient et aggrave sans doute l’individualisme dont souffrent nos sociétés. Le cohabitat, ou habitat participatif (cohousing, en anglais), constitue une manière de résoudre en partie ces problèmes.

 

Marier vie collective et vie privée

On peut définir le cohabitat comme une forme de communauté intentionnelle, mais dans laquelle il est possible de mener une vie privée. Il repose sur une architecture qui comprend à la fois des espaces collectifs (salles communes, cuisine et ateliers collectifs, jardins…) et des espaces réservés à la vie familiale ou individuelle (appartements, chambres individuelles). On n’y partage pas seulement des lieux et du temps, mais aussi des outils, des machines et bien sûr des savoirs. En revanche, on n’y partage pas ses revenus.

 

En principe, un projet de cohabitat est géré de manière démocratique par les personnes concernées, dès sa conception et pendant toute sa durée d’existence. Les futurs résidents travaillent ensemble pour trouver un lieu, établir les plans avec l’architecte et superviser la construction de leur communauté1. Le processus de construction n’est pas confié à un promoteur immobilier2. Parfois, il y a même auto-construction par les bénéficiaires. Les décisions concernant le projet sont prises par consensus. Chaque résident dispose d’un poids égal dans ces décisions3. Le plus souvent, la taille d’un cohabitat ne dépasse pas les 20 ou 30 unités de logement, pour à la fois en faciliter la gestion, favoriser le sentiment d’appartenance chez ses membres et assurer la stabilité du projet4. Le souci de créer des habitats « durables », c’est-à-dire de réduire la consommation de ressources naturelles (surtout non renouvelables) et la production de déchets plus ou moins toxiques, caractérise également de plus en plus de projets de ce type.

 

En somme, comme le résume une étude réalisée pour l’Assemblée nationale en France: « Constituant une troisième voie pour le logement [entre propriété privée et logement social], l’habitat participatif peut se décrire comme un regroupement de ménages mutualisant leurs ressources pour concevoir, réaliser et financer ensemble leur logement, au sein d’un bâtiment collectif. Selon les groupes, les projets sont construits dans le respect de valeurs essentielles comme la non spéculation, la solidarité, la mixité sociale, l’habitat sain et écologique, la mutualisation d’espaces et de ressources. Cette réappropriation de l’acte de concevoir leur logement témoigne du souhait d’un lien social renouvelé et contribue à la fabrication de la ville au sens large5. »

 

Retour vers le futur

Au fond, le cohabitat n’est pas une innovation, mais plutôt une redécouverte. Concevoir soi-même son logement, y combiner des espaces collectifs et des espaces privés et l’administrer en commun a été sans doute, dans l’histoire de l’humanité, la règle plutôt que l’exception. En tout cas, jamais plus que dans nos grandes villes de l’ère industrielle, les humains n’ont été séparés les uns des autres, vivant « chacun chez soi » en dehors des heures de travail, et sans véritable pouvoir de décision concernant leur logement. Le cohabitat est une manière de reconquérir une partie de ce pouvoir et de rompre l’isolement dans lequel nous vivons; un isolement constitutif de ce que l’économiste Jacques Généreux a appelé la « dissociété6 ».

 

Déjà, au XIXe siècle, de nombreuses tentatives ont été menées pour permettre à la classe ouvrière à la fois de vivre dans des logements décents et de « refaire société », sur la base d’un habitat associant espaces collectifs et espaces privés. Tel est le principe que l’on retrouve au fondement de projets comme le phalanstère de Charles Fourier (dont le Familistère de Guise, au nord de Paris, est largement inspiré) ou les communautés ouvrières de Robert Owen en Grande-Bretagne. Au XXe siècle, dans les années 1960 et 1970, ce sont les enfants de la classe moyenne, les fameux hippies, qui, en réaction notamment au mode de vie des banlieues alors en pleine expansion, ont tenté de vivre en communautés, à la ville ou à la campagne. Le cohabitat est sans doute en partie l’héritier de ce mouvement.

 

L’un des premiers projets du genre a été construit à Copenhague en 1972. L’objectif avoué des concepteurs était de lutter contre l’individualisme ambiant, en créant un environnement social riche basé sur le partage7. L’idée était de créer « un village dans la ville8 ». Vingt-sept familles étaient concernées à l’origine. Cette première expérimentation en a généré bien d’autres, puisque 50 000 Danois (1,5 pour cent de la population) vivent aujourd’hui dans des habitats participatifs. Parmi les créations les plus florissantes, on peut citer le village de Munksøgard, fondé il y a quinze ans en périphérie de ville de Roskilde, qui compte une centaine de logements regroupées en petites communautés possédant chacune un espace collectif. Le village a pour centre une vieille ferme offrant toutes sortes d’activités et de services (café, marché fruitier, espaces de rangements, location de vélos, etc.)9.

 

Le cohabitat s’est d’abord développé en Europe, dans les pays du Nord en particulier. Mais cette formule se diffuse à présent un peu partout en Occident. On compte dix communautés établies au Canada, dont une dans la ville de Québec, et une quinzaine de projets sont en cours de formation10. La tendance des projets actuels est de réduire encore plus la dimension des espaces privés au profit des espaces collectifs, dans le but de stimuler davantage la vie commune. Ceci contraste fortement avec les logements modernes dans lesquels l’espace privé est prédominant, tandis que les rares espaces collectifs ne favorisent pas, ou très peu, les interactions sociales. Les projets contemporains de cohabitat sont par ailleurs plus écologiques que ceux des débuts11. Leurs concepteurs vont chercher plus souvent, par exemple, à utiliser des matériaux d’origine locale et/ou issus de ressources renouvelables (paille et coquilles de moules, pour un projet danois récent!). Enfin, l’auto-construction, au moins pour certaines parties collectives du projet, est fréquemment adoptée, dans le but non seulement de conserver le contrôle sur le projet, mais aussi de favoriser les liens entre ses membres.

 

Une solution décroissanciste?

Sur le plan écologique, le cohabitat représente dans son principe même une option intéressante. Dans la mesure où il suppose une certaine densification démographique (augmentation du nombre d’humains sur un espace donné) et le partage de machines et d’outils, ce type de logement a un impact écologique moindre en ce qui concerne les ressources naturelles utilisées pour le rendre habitable (espaces, matériaux…). Si en plus il est établi en milieu urbain et construit à l’aide de matériaux locaux issus de ressources naturelles renouvelables, comme c’est de plus en plus souvent le cas, son bilan écologique est sans doute nettement plus positif que celui de la plupart des logements individuels.

 

Par ailleurs, l’oïkos des humains, leur « maison », ce n’est pas seulement la planète Terre et sa biosphère. Ce sont aussi les sociétés dans lesquelles nous devons vivre. Celles-ci sont plus ou moins à même de satisfaire nos besoins fondamentaux. Pour Jacques Généreux, à qui nous avons déjà fait référence plus haut, les humains ont deux aspirations fondamentales, si l’on en croit les recherches portant sur notre espèce: « être soi et pour soi », et « être avec et pour les autres12 ». Or nos sociétés ne satisfont vraiment que la première de ces aspirations, et peuvent donc être dites « anti-écologiques ». Une grande part de l’intérêt du cohabitat est de permettre de satisfaire la deuxième aspiration: être avec et pour les autres. Entre autres avantages, il facilite les contacts réguliers entre générations, en particulier entre les plus jeunes et les plus âgés13. En ce sens, il s’agit d’une forme d’habitat bien plus écologique que nos logements habituels.

 

Sur le plan de la justice, le cohabitat présente l’avantage de faire de l’égalité entre ses membres l’un de ses principes organisateurs. On l’a dit: la conception et la gestion du projet sont en principe rigoureusement démocratiques. Chaque participant a, au moins formellement, le même poids dans les décisions à prendre. Le partage des espaces et des biens collectifs est lui aussi égalitaire: chacun y a un même droit d’accès et d’usage. L’égalité est enfin favorisée par un partage égal du travail. Ainsi, chaque famille doit, par exemple, cuisiner un repas communautaire à tour de rôle, et participer de manière équitable aux travaux communautaires.

 

Le processus de décision démocratique rencontre évidemment des difficultés, mais celles-ci peuvent fortifier les liens au sein du collectif. Le vrai problème est ailleurs. Bien que le cohabitat coûte moins cher qu’une résidence traditionnelle, il faut tout de même du capital pour y accéder. Ainsi, le profil standard d’un résident du cohabitat est un individu de classe moyenne, blanc (96 pour cent des résidents du cohabitat traditionnel le sont) et diplômé14. En somme, si l’égalité est respectée à l’intérieur du collectif, il reste que celui-ci n’est pas accessible à tout le monde, loin de là. Cela reste bien souvent une solution de « riches ».

 

Enfin, nous l’avons dit, le cohabitat est peut-être d’abord et avant tout un moyen de commencer à reprendre un minimum de contrôle sur notre milieu de vie. Il ne s’agit plus seulement d’être logé, mais d’habiter le monde, comme dit Ivan Illich, ce qui est tout à fait cohérent avec la troisième valeur essentielle de la décroissance: l’autonomie. Outre la conception et la gestion en commun du projet, ce modèle favorise toutes sortes d’activités d’autoproduction, qui sont autant de manières d’éviter de consommer des marchandises: construction, cuisine, jardins et ateliers collectifs, activités récréatives, etc. Par conséquent, le cohabitat peut contribuer à diminuer l’importance de l’emploi rémunéré dans la vie de ses participants et réduire ainsi leur dépendance à l’égard du système économique15.

 

Évidemment, cet effort d’autonomisation a un coût. La mise en œuvre d’un projet de ce genre est forcément plus longue et exigeante que la démarche qui consiste à acheter un condo ou une maison. Il faut donc beaucoup d’engagement et de patience pour y parvenir. D’ailleurs, seulement 10 pour cent des projets de cohabitat aboutissent16, et il est fréquent que certains fondateurs ne soient plus là lorsque la construction se termine! Par ailleurs, l’émancipation qu’offre potentiellement l’habitat partagé n’est pas complète. Le collectif demeure dépendant du « monde extérieur », donc de la contrainte de gagner de l’argent, d’accéder à des services essentiels fournis par l’État et d’acheter des marchandises.

 

Le cohabitat ne résout donc pas tout! Cela dit, à condition d’être pensé comme l’une des composantes d’un projet social plus vaste, il n’en constitue pas moins un outil de transition privilégié vers l’édification de sociétés post-croissance.

Notes

1 Lucy Sargisson, « Second-Wave Cohousing: A Modern Utopia? », Utopian Studies, vol. 23, no 1, 2012, p. 28-56.

2 Cohabitat 50+, « Qu’est-ce qu’un cohabitat? », [http://cohabitat50plus.ca/quest-ce-quun-cohabitat/].

3 Kathryn McCamant et Charles Durrett, Cohousing: A Contemporary Approach to Housing Ourselves, 2e édition, Berkeley (Californie), Ten Speed Press, 1994.

4 Vincent George, « Sustainable Community: Learning from the Cohousing Model », Community Development Journal, vol. 41, no 3, 2006, p. 393-398.

5 Assemblée nationale [France], Projet de loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, étude d’impact, 25 juin 2013, [www.assemblee-nationale.fr/14/projets/pl1179-ei.asp#P2690_326743].

6 Jacques Généreux, La dissociété, Paris, Seuil, 2008.

7 Angela Sanguinetti, « Transformational Practices in Cohousing: Enhancing Residents’ Connection to Community and Nature », Journal of Environmental Psychology, vol. 40, 2014, p. 86-96.

8 Matthieu Lietaert, « Vivre en cohabitat, reconstruire des villages en ville » », La Revue nouvelle, février 2008, p. 54-61.

9 « About Munksøgard », [www.munksoegaard.dk/en/about.html].

10 Canadian Cohousing Network, [http://cohousing.ca/location/].

11 Matthieu Lietaert, « Cohousing’s Relevance to Degrowth Theories », Journal of Cleaner Production, vol. 18, no 6, 2010, p. 576-580.

12 Généreux, La dissociété, p. 163 et suiv.

13 Matthieu Lietaert, « Cohabitat et habitat groupé en Europe. Les diverses formes de l’habitat groupé en Europe, du Danemark à l’Italie », Passerelle Éco, [www.passerelleco.info/article.php?id_article=765]

14 Angela Sanguinetti, « Diversifying Cohousing: The Retrofit Model », Journal of Architectural and Planning Research, vol. 32, no 1, 2015, p. 68-90.

15 Daniel Cérézuelle, « Autoproduction et développement social », Hermès, la revue, vol. 2, no 36, 2003, p. 101-108.

16 Diana Leafe Christian, Vivre autrement. Écovillages, communautés et cohabitats, Montréal, Écosociété, 2007.

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