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Numéro 2

Le squat, une pratique illégale mais légitime?

Olivia Généreux-Soares, George Krump, Dominique Olivier

Le squat, une pratique illégale mais légitime?

À la recherche d’un logement, vous revenez de vos balades infructueuses en ville de plus en plus exaspéré.e par le nombre de bâtiments vacants qui s’y trouvent. Du plus petit, résidentiel, au plus gros, industriel, on en recense près de 500 rien que sur le territoire de la ville de Montréal1. Quel gâchis, dans le fond, et quelle injustice! Pourquoi alors ne pas envisager le squat de l’un de ces bâtiments? Pour plusieurs, le squat est porteur d’images négatives et synonyme d’illégalité, mais du point de vue de la décroissance, est-ce si déraisonnable? N’y aurait-il pas là quelque chose de légitime?

 

Entre geste politique et moyen d’accès au logement

Le squat peut être défini comme « l’action d’occupation illégale d’un local en vue de son habitation ou de son utilisation collective2 ». Une autre expression employée pour le décrire est une « occupation sans droit ni titre ». Le squat n’est donc pas défini par sa finalité. C’est plutôt un terme employé afin de décrire un statut juridique, une action qui peut avoir un objectif tout à fait différent d’un cas à l’autre. Toutefois, la seconde définition, plus large, a le mérite d’englober une plus grande variété de pratiques de squat. Dans les faits, le squat se rapporte à l’occupation tant d’un bâtiment que d’un terrain, en milieu urbain comme rural, de façon individuelle ou collective. Ainsi, bien que notre regard se porte ici sur le squat de bâtiments urbains, il importe de mentionner qu’il ne représente qu’une partie des pratiques de squat existantes.

 

Parmi les motifs du squat, on peut distinguer le squat comme geste politique et le squat comme moyen d’accès à un logement, autrement dit une forme choisie, d’un côté, et une forme subie, de l’autre. Dans le premier cas, les squatteurs sont typiquement des artistes et des militants qui fournissent parfois des services sociaux et culturels, alors que dans le second, ce sont plutôt des gens vivant en situation précaire et en marge des institutions (immigrés récents, clandestins ou pas, usagers de drogues, par exemple3). Cependant, les deux groupes ont en commun le fait que leur action est illégale, bien qu’elle puisse être considérée comme légitime. En effet, le squat a souvent comme cause ultime l’incapacité de l’État ou de l’entreprise privée à fournir à tous un lieu d’habitation abordable. Il peut donc être intéressant de considérer que les deux types de squats participent d’un même mouvement, car, selon deux spécialistes, le squat politique « rend visible des pratiques largement invisibles4 », met en lumière l’enjeu qu’est l’accès au logement pour les segments précaires de la population. Rappelons d’ailleurs que c’est une crise du logement au début des années 2000 qui est à l’origine de l’un des épisodes de squattage les plus connus et les plus médiatisés à Montréal, celui du squat Préfontaine (juillet à octobre 20015). D’abord lancé en soutien à un squat précédent qui visait à empêcher la démolition d’un immeuble de la rue Overdale, le projet s’est transformé en revendication pour un habitat collectif. Après une certaine perte de soutien auprès de l’opinion publique, le squat s’est terminé abruptement par l’expulsion forcée de ses occupants par l’escouade antiémeute de la police de Montréal.

 

Si la nature même du squat implique l’illégalité – il transgresse les lois qui protègent le droit de propriété –, cet aspect n’est pas abordé de la même façon par tous les États. Parmi les législations européennes, il est possible d’identifier trois approches distinctes6. La première, l’opposition intransigeante, est caractéristique du nord de l’Europe (Danemark, Allemagne, Suède), où les mouvements de squat émergents ont été fortement réprimés. La deuxième se retrouve en France, en Espagne et aux Pays-Bas, où on applique des lois anti-squat, mais avec une certaine souplesse et en reconnaissant un pouvoir de négociation aux squatteurs. Enfin, la troisième approche n’existe plus qu’au Royaume-Uni, où on tolère l'ouverture d'un squat pendant quelques semaines ou quelques mois7. Dans ce pays, un squatteur peut théoriquement obtenir un titre de propriété à certaines conditions après dix ans d'occupation. Sur le plan légal, on parle d'un cas de « possession adversative8 ». On note cependant que ce concept se retrouve dans plusieurs autres juridictions dans le monde, mais il n'est pas clair s'il s'applique au squat de la même manière que dans le cas britannique.

 

Au Canada, étant donné que la propriété et les droits civils sont de compétence provinciale, il faut se référer aux différentes législations provinciales qui, à l’exception du Québec, s’inspirent de la common law britannique. Le Code civil québécois prévoit un mécanisme d’« interversion » qui s’apparente à la « possession adversative » que l’on trouve ailleurs, mais son application semble se limiter à des cas spécifiques d’appropriation de terres qui s’appuient déjà sur un titre de copropriété ou de propriété partielle9. C’est en ce sens très différent de ce qui prévaut au Royaume-Uni dans des situation de squats de bâtiments.

 

Une pratique décroissanciste?

Condamné (ou en tout cas très critiqué) au nom du droit de propriété – l’un de nos principaux « droits de l’homme » –, le squat apparaît au contraire presque vertueux au regard des principes de la décroissance.

Toute activité de construction consomme des ressources. Tout bâtiment laissé vacant jusqu’à sa détérioration complète constitue donc un gaspillage de ressources. Selon cette logique et dans une perspective décroissanciste de réduction de la production, le squatteur devient un agent de changement, une sorte d’antihéros marginal, mais positif! D’abord, il cesse de contribuer à la demande de logements neufs. Cette demande ne concerne pas seulement les quartiers centraux où les terrains encore vacants sont rares et coûteux; elle se répercute jusqu’en périphérie des villes, stimulant l’étalement urbain, un phénomène qui produit à son tour une série d’effets néfastes sur le plan environnemental.

 

Ensuite, grâce à son action, dès lors qu’elle est rendue publique, le squatteur attire l’attention sur l’existence, en plein cœur des villes, de bâtiments laissés à l’abandon par négligence ou calcul spéculatif. Il rappelle que ces constructions ont d’abord pour vocation d’abriter des humains, et non pas de faire de l’argent. Surtout, le squatteur fait valoir que le droit au logement devrait être inconditionnel ou en tout cas bien moins dispendieux qu’il ne l’est actuellement. Aujourd’hui, de plus en plus de gens consacrent une part « trop importante » de leurs revenus au loyer. À Montréal par exemple, pour 39,4 % des ménages, cette proportion représente au moins 30 % des revenus, et elle atteint 50 % pour 19,9 % des ménages et même 80 % pour 9,9 % d’entre eux10. La capacité de payer est de toute évidence extrêmement limitée pour un nombre significatif de citoyens.

 

Le principe du squat véhicule donc l’idée que « s’il existe des espaces vides dans la ville, autant s’en servir pour loger ceux qui en ont besoin11 ». C’est aussi un moyen de « rendre effectif le droit au logement12 », donc de tenter de régler par soi-même un problème que ni l’État ni l’entreprise privée ne semblent vouloir ou pouvoir régler. En ce sens, il s’agit bien d’une stratégie d’autonomisation, qui s’inscrit tout à fait dans la perspective de la décroissance. Le cas des squats d’habitation est ici particulièrement intéressant. Les personnes en situation précaire n’auraient pas recours à un squat pour se loger si elles avaient accès à un logement abordable. Cependant, on a observé à Madrid et Paris que certaines d’entre elles choisissent le squat plutôt que les refuges ou les centres d’hébergement, où il n’est souvent pas possible de résider en famille, de cuisiner ses propres aliments ou de recevoir des amis. Le squat offre donc aux segments précaires de la population un certain espace de liberté. Cette émancipation apparente reste cependant précaire, car le risque d’éviction demeure toujours présent et nuit au sentiment de sécurité des habitants.

 

Au-delà du squat

Envisager le squat comme une forme de partage est pertinent, mais à condition de ne pas non plus trop idéaliser cette pratique. On constate en effet que ces espaces restent socialement hiérarchisés: les plus démunis occupent souvent les endroits les plus précaires13. Si les squatteurs politiques sont dans une position plus confortable que ceux qui squattent strictement pour se loger, c’est qu’ils ont accès à des méthodes et à des connaissances dont les plus démunis ne disposent pas. Vivre dans les marges de la ville n’abolit pas pour autant les inégalités sociales!

 

Bien que le squat ne contribue pas à la transformation du logement en capital économique, cela ne suffit pas pour affirmer qu’il s’inscrit en tant que tel dans une logique d’autoproduction. D’abord, n’oublions pas que les logements occupés sont ceux que le marché a délaissés, définitivement ou non. Ensuite, si le squatteur souhaite accéder à des ressources souvent essentielles comme l’eau et l’électricité, il doit transiger avec le système public/privé qui est en place et se soumettre à des règles qui ne sont pas les siennes. On voit donc que cette pratique reste largement dépendante de plusieurs mécanismes de l’économie capitaliste.

 

Enfin, l’autonomie que peut conférer la pratique du squat et les économies de ressources qu’elle favorise ont tout de même un coût qui peut être assez considérable. Outre l’incertitude évoquée plus haut, la vie dans un squat suppose bien souvent d’assumer des conditions de vie matérielles difficiles comparées à celles dont jouissent les occupants légaux de logements, qui peuvent s’il le faut s’appuyer sur la loi pour exiger un confort minimum. En d’autres termes, squatter n’est certainement pas toujours une partie de plaisir!

 

Cela étant dit, le squat n’en a pas moins le grand mérite de questionner la propriété privée, que notre société tend à sacraliser. Il met de l’avant la valeur d’usage des logements vacants, plutôt que leur valeur d’échange, excellente manière de désamorcer notre tendance à la marchandisation à outrance. Ce faisant, cette pratique illégale peut contribuer à la transition vers des sociétés post-croissance, en nous aidant à nous libérer de l’« idéologie propriétaire14 ». Toutefois, la revendication portée par le squat ne doit pas s’arrêter au « droit d’exiger un certain nombre de mètres carrés dans de l’espace construit15 », selon la formule d’Ivan Illich. Il faut aller bien au-delà, pour redécouvrir l’art d’habiter le monde, c’est-à-dire la possibilité de concevoir ensemble, communauté par communauté, notre demeure ici-bas.

Notes

1 Hugo Meunier, « Des épaves de plus en plus gênantes », La Presse, 7 juin 2009.

2 Cécile Péchu, Les squats, Paris, Presses de la Fondation nationales des sciences politiques (« Contester »), 2010, p. 524.

3 Florence Bouillon et Pascale Dietrich-Ragon, « Derrière les façades. Ethnographies de squats parisiens », Ethnologie française, vol. 42, no 3, 2012, p. 432.

4 Thomas Aguilera et Florence Bouillon, « Le squat, un droit à la ville en actes », Mouvements, vol. 2, no 74, 2013, p. 133.

5 Michel Parazelli, Maria Nengeh Mensah et Annamaria Colombo, « Exercer le droit au logement. Le cas d’un épisode de squattage à Montréal en 2001 », Lien social et Politiques, no 63, 2010, p. 155-168.

6 Miguel A. Martinez Lopez, « The Squatters’ Movement in Europe: A Durable Struggle for Social Autonomy in Urban Politics », Antipode, vol. 45, no 4, 2013, p. 874.

7 Ibid.

8 Lorna Fox O’Mahony et Neil Cobb, « Taxonomies of Squatting: Unlawful Occupation in a New Legal Order », Modern Law Review, vol. 71, no 6, 2008, p. 891; « Squatting and the Law », GOV.UK, [www.gov.uk/squatting-law/stop-squatters-legally-possessing-property].

9 Michael H. Lubetsky. « Adding Epicycles: The Inconsistent Use Test in Adverse Possession Law », Osgoode Hall Law Journal, vol. 47, no 3, 2009, p. 497-552.

10 Dossier noir. Logement et pauvreté. Chiffres et témoignages, Montréal, Front d’action populaire en réaménagement urbain, septembre 2014, p. 2 (données tirées l’Enquête nationale auprès des ménages, menée en 2011 par Statistique Canada).

11 Aguilera et Bouillon, « Le squat, un droit à la ville en actes », p. 135.

12 Ibid.

13 Florence Bouillon, « Le squat », Regards croisés sur l’économie, vol.1, no 9, 2011, p. 76.

14 Benjamin Coriat, Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les liens qui libèrent, 2015.

15 Ivan Illich, « L’art d’habiter », Dans le miroir du passé, dans Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Fayard, 2005, p. 757.

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