Numéro 1
Les insectes à la rescousse ?
L’élevage industriel génère des problèmes éthiques et environnementaux majeurs. La production de viande est souvent synonyme de cruauté animale et contribue grandement au réchauffement climatique. L’élevage à grande échelle nécessite une quantité incroyable de céréales pour nourrir le bétail, ce qui entraine notamment la déforestation de la forêt amazonienne au profit de la culture du soja. Considérant l’énorme empreinte écologique et sociale de la viande animale, il est essentiel de chercher d’autres sources de protéines. On présente parfois l’entomophagie, c’est-à-dire la consommation d’insectes, comme un substitut possible à la consommation de viande. Bien que l’Homme pratique l’apiculture et l’élevage de vers à soi depuis des millénaires, l’idée d’élever des insectes pour s’en nourrir est assez nouvelle. Pourtant, elle a pour elle plusieurs arguments de poids.
Tout d’abord, alors que l’élevage du bétail constitue l’une des sources principales d’émission de CO2, l’élevage des insectes est bien moins problématique sur ce plan, tout en présentant un bilan énergétique beaucoup plus intéressant. En effet, élever des criquets émet 100 fois moins de gaz à effet de serre qu’élever des porcs ou des bovins. Le rapport entre quantité de nourriture ingérée et quantité de nourriture produite (Indice de Conversion Alimentaire) est bien plus favorable dans le cas du criquet : 2.1 kg, contre 8.1 kg dans le cas du bœuf. S’ajoute à cela le fait que les insectes peuvent se nourrir de biodéchets et être élevés à peu près partout, y compris en milieu urbain.[1] Mais, sur le plan nutritif également, les insectes surpassent les bovins.
Pour 100g |
Farine de criquet |
Surlonges de Boeuf cuites |
Calories |
455 |
243 |
Protéines (g) |
64 |
30 |
Fibres (g) |
19 |
0 |
Calcium (mg) |
132 |
20 |
Fer (mg) |
6 |
1.7 |
(source: Men's Health. Nov 2014, Vol. 29 Issue 9, p86-90)
Enfin, sur le plan de la justice animale, les études démontrent que les insectes ne ressentent pas la douleur ni la souffrance[2]. L’entomophagie apparaît donc moralement plus justifiable. Peut-on considérer par conséquent qu’il s’agit d’une pratique alimentaire décroissanciste, c’est-à-dire à la fois soutenable, juste et favorisant l’autonomie, en particulier sur le plan alimentaire? Tout dépend en fait de la forme qu’elle prend. Il y a entomophagie et entomophagie!
Un secteur qui bourdonne
Historiquement, l’entomophagie a été pratiquée de manière artisanale, alors que les insectes étaient collectés directement dans leurs habitats naturels. Encore aujourd’hui, la collecte in situ est la pratique la plus courante. De nombreux peuples autochtones pratiquent la cueillette sauvage d’insectes, comme l’ont fait leurs ancêtres depuis des millénaires, et cela de manière tout à fait durable. Cette pratique est probablement la plus conséquente avec les valeurs décroissancistes. Pourtant, ce type d’entomophagie ne peut avoir un impact significatif sur les pratiques alimentaires à l’échelle globale, si on considère que 50% de la population mondiale vit désormais en ville et n’a pas accès facilement aux milieux sauvages. Un rapport de la FAO prévient également que ce type de collecte respecte de moins en moins le savoir traditionnel autochtone, ce qui crée parfois des problèmes de surexploitation et d’endommagement des milieux naturels.[3] D’autre part, cette pratique est surtout adaptée aux climats tropicaux, où la quantité et la disponibilité saisonnière des insectes est plus grande. Ainsi, pour nourrir de manière juste, soutenable et autonome une population mondiale plus urbaine, d’autres avenues doivent être explorées.
En Amérique et en Europe, la montée de l’entomophagie est largement portée par le mouvement foody ou de l’art culinaire. Ce courant gastronomique vise essentiellement à déconstruire le sentiment de dégoût que peut susciter l’entomophagie et rendre plus culturellement acceptable la consommation d’insectes en explorant les différentes manières de les apprêter et de les présenter. En proposant des plats à base d’insectes dans leurs menus, certains établissements tels que le prestigieux restaurant Noma au Danemark tentent de populariser l’entomophagie. D’autres entreprises, tel que Bitty Foods aux États-Unis commercialisent des pâtisseries fabriquées avec de la farine d’insectes. L’utilisation de la farine permet de contourner la réticence des gens face à l’aspect extérieur des insectes. Ce mouvement présente l’intérêt de faire valoir la consommation d’insectes comme une alternative écologique à la viande. Pourtant, même si l’entomophagie réussissait à percer le marché alimentaire occidental, comme on l’a vu avec les sushis ou le tofu à une certaine époque, le courant foody ne questionne en rien le paradigme économique dominant. Il s’agit en outre pour le moment d’une pratique alimentaire très élitiste, prise en charge par des spécialistes. On est bien loin de l’idée d’autoproduction!
On voit par ailleurs se développer des pratiques d’élevage d’insectes dans une perspective sociale. Il s’agit d’offrir ainsi une source de protéine durable à des populations qui souffrent de malnutrition. C’est par exemple la mission poursuivie par Aspire Food Group, une entreprise sociale lancée par cinq étudiants au MBA de McGill. Après avoir remporté le prestigieux Hult Prize (et une bourse de 1 millions de dollars au passage!), l’équipe a entrepris de faciliter l’implantation de fermes d’insectes au Ghana et au Mexique. Ces fermes, qui se trouvent en milieu rural ou périurbain, visent à fournir une source de nourriture protéinée aux populations plus vulnérables telles que les habitants de bidonvilles. Une autre utilisation à vocation sociale de l’entomophagie pourrait consister à utiliser les insectes comme nourriture en situation d’urgence humanitaire ou de catastrophe naturelle. Jakub Dzamba, candidat au doctorat en architecture à McGill et fondateur de Third Millenium Farming, a mis au point un incubateur à insectes rétractable et portatif, pouvant facilement être utilisé dans des camps de réfugiés pour produire de la nourriture très rapidement. Ce type d’entomophagie est par définition axé sur le court terme donc n’est certainement pas une solution d’avenir pour nourrir la planète, d’autant plus que cette pratique encourage les stéréotypes tels que la conception de l’entomophagie comme “nourriture pour les plus démunis”.
Enfin, on assiste à l’émergence d’une approche corporatiste de l’entomophagie. C’est la tendance la plus inquiétante d’un point de vue décroissanciste. Dans un rapport publié en 2013, le FAO encourage la production industrielle d’insectes via des technologies agricoles de masse. On voit ainsi se multiplier des « ferme d’insectes ». La Thaïlande est à l’avant-garde à ce chapitre, car des techniques d’élevage de crickets y ont été introduites il y a une quinzaine d’années. En 2013, on retrouvait quelque 20 000 fermes de crickets sur le territoire thaïlandais.[4] Rapidement, la majorité de ces fermes se sont transformées en moyennes ou larges entreprises. Ces opérations à grandes échelles permettent de créer des emplois plus « verts », mais ne favorisent pas un système de production démocratique et communautaire. Aux États-Unis, l’entreprise Big Cricket Farm est en mesure de produire environ 50 000 tonnes d’insectes par mois. Ce type d’initiative à l’avantage d’abaisser le prix des insectes sur le marché, mais ne règle en rien le problème de la domination des techniques hétéronomes.[5] De plus, ce courant s’inscrit dans une logique économique fondée sur le profit, la croissance et la consommation de masse. Jakub Dzamba nous a confié en entrevue qu’il était selon lui inévitable que les multinationales de l’agroalimentaire comme Neslté et Kellog se lancent dans la production d’insectes. Toutefois, ces entreprises ont mainte fois démontré qu’elles étaient avant tout motivées par le profit plus que par des valeurs de justice, d’émancipation ou de protection de la vie sur terre. La « corporatisation » de l’entomophagie pourrait également mener à l’utilisation des insectes comme nourriture pour le bétail. Le potentiel écologique de l’entomophagie serait évidemment éliminé si on utilisait les insectes pour produire et consommer plus de viande!
Vers l’entomophagie conviviale
La réalité est que dans un contexte de mondialisation capitaliste et d’urbanisation galopante, l’entomophagie parfaitement décroissanciste est difficilement envisageable. On peut toutefois faire l’effort d’imaginer une forme d’entomophagie qui correspondrait mieux à cet idéal. La voie la plus porteuse d’avenir selon nous est la production d’insectes à petite échelle par les individus eux-mêmes et pour leur propre consommation. Tant dans les pays industrialisés que dans le reste de la planète, on peut imaginer des quartiers où les citoyens possèderaient de petites unités qui leur permettraient d’élever des insectes en les nourrissant avec des restes de table et autres résidus organiques. Ces unités d’élevages individuelles ou communautaires permettraient de disposer écologiquement de matières organiques en les transformant en une source de protéines. Ce type d’entomophagie est cohérent avec les principes d’autoproduction et de communalisation, au sens où ses utilisateurs pourraient, à échelle locale, unir leurs ressources afin de produire eux-mêmes ce qu’ils consomment. Il favorise également une certaine émancipation sur le plan technologique en promouvant l’utilisation de techniques agricoles très accessibles et conviviales. En effet, un composteur individuel pour crickets peut être acheté pour environ 75 dollars ou facilement assemblé pour moins de 50 dollars, et son utilisation ne demande aucune compétence particulière. L’initiative Tiny Farms propose des modèles de composteurs très faciles à construire soi-même. L’organisme offre ses plans gratuitement sur internet et le projet s’inscrit dans une perspective « open source », alors que la communauté entière est invitée à échanger en ligne ses idées afin d’améliorer les systèmes de production d’insectes. Ainsi, ce modèle respecte bien le principe décroissanciste de démocratisation. Bien sûr, afin de satisfaire à l’exigence de justice à l’égard des animaux que mettent de l’avant certains objecteurs de croissance, ces composteurs devront également prendre en considération le bien-être des insectes.
Il reste que le projet de développer l’entomophagie, même sur un mode convivial, repose sur deux présupposés qui doivent être questionnés. Le premier d’entre deux est que les humains ont besoin de protéines animales pour se maintenir en bonne santé, les insectes offrant une solution de remplacement à des viandes dont la production pose de trop évidents problèmes. En réalité, s’il est incontestable que nous avons besoin de consommer des protéines, celles-ci peuvent se trouver dans des végétaux. La consommation d’animaux, sauf situations géographiques exceptionnelles, n’a donc rien d’une nécessité. Second présupposé à interroger : le développement de l’entomophagie va remplacer la consommation de viande de bétail. Or, rien ne nous le garantit. Il est tout à fait possible que, dans le contexte de nos sociétés, cette pratique alimentaire s’ajoute à la consommation de viande bovine ou autre. Le modèle « open source » d’autoproduction d’insectes ne contribuera à rendre notre système alimentaire plus durable, plus juste et plus émancipateur, que si ce système dans son ensemble est repensé en fonction de ces trois valeurs clefs de la décroissance. Dans cette perspective, les pistes les plus intéressantes a priori se situent sans doute du côté de la permaculture, dont il est question dans l’un des articles de cette livraison de « L’échappée belle ».
[1] FAO, Edible insects: Future prospects for food and feed security, 2013 - http://www.fao.org/docrep/018/i3253e/i3253e00.htm
[2] FAO, op. cit.
[3] FAO, op. cit., pp. 45-46
[4] Yopa Hanboonsong, Tasanee Jamjanya, Patrick B. Durst, Six Legged Livestock: edible insect farming, collecting and marketing in Thailand, FAO, Bangkok, 2013 - http://www.fao.org/docrep/017/i3246e/i3246e00.htm.
[5] On entend par là des techniques qui s’inscrivent dans le cadre de vastes systèmes sur lesquels les utilisateurs n’ont pas réellement de contrôle. C’est le cas notamment de bon nombre de techniques qui reposent sur des machines à moteur.
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