Numéro 1
Manger local est-il toujours responsable?
Manger local est à la mode. Consommateurs et gouvernements semblent s’accorder sur le bien-fondé écologique et économique de cette pratique. C’est ainsi qu’à l’été 2013, le gouvernement Marois annonçait une ambitieuse politique de souveraineté alimentaire, visant à augmenter la proportion de produits locaux dans les assiettes des Québécois de 33% à 50%. Pourtant, les nouvelles politiques de localisme alimentaire ne font pas l’unanimité et reçoivent de nombreuses critiques. En quoi le localisme peut-il poser problème et quel localisme pourrait-on soutenir dans une perspective décroissanciste?
Pour un localisme « individualiste» ou « de système »?
Pour certains, manger local serait l’affaire du consommateur. Dans cette perspective, le localisme se réduit à l’achat d’une marchandise présentant la caractéristique d’avoir été produite dans un rayon pas trop éloigné du lieu de vente (50 km, avant 2013, et à « l’intérieur de la province » depuis 2013, selon la loi canadienne). Il est possible que de telles pratiques contribuent à diminuer notre empreinte écologique en réduisant le kilométrage parcouru par nos aliments. C’est possible, mais ce n’est pas certain.
Le transport n’est responsable en moyenne que de 11% des émissions de CO2 liées à la production des aliments. Par ailleurs, un aliment qui parcourt 800 kilomètres à l’intérieur du Québec jusqu’à Montréal reçoit aujourd’hui le label « local », mais pas celui qui vient de l’autre côté de la frontière américaine, à moins de 100 kilomètres…[1]. En outre, cet aliment peut avoir été produit selon des procédés industriels parfaitement destructeurs pour notre environnement et présenter des risques pour la santé humaine (utilisation de pesticides, par exemple). Enfin, s’il est mis en vente dans un supermarché installé en dehors du centre-ville, il va nécessiter l’utilisation d’une automobile individuelle pour pouvoir en faire l’acquisition. Plusieurs études démontrent que les banlieusards sont 3 à 4 fois plus énergivores en matière de carburant que les citadins des grands centres, et par conséquent de plus grands émetteurs de gaz à effet de serre[2]. Bref, manger « local » n’est pas forcément écologique, loin de là.
Plus globalement, cette pratique ne change en rien un système alimentaire qui s’avère non seulement insoutenable sur le plan écologique, mais profondément injuste et aliénant. En effet, il ne fournit pas aux humains les aliments dont ils ont besoin, mais les aliments qu’ils sont en mesure de payer. N’est produit que ce qui est profitable sur un plan économique. Les exigences de justice et d’écologie sont secondaires. Par ailleurs, les utilisateurs de ce système sont extrêmement dépendants d’industries gigantesques et de technologies toujours plus sophistiquées sur lesquelles ils n’ont tout simplement aucun contrôle. Dans la mesure où il s’agit de notre alimentation, c’est-à-dire de la première condition pour se maintenir en vie, une telle situation de dépendance est très préoccupante.
Le localisme promu par les gouvernements est-il plus prometteur au regard des valeurs de justice, de durabilité et d’autonomie? Les chercheurs Werkheiser et Noll parlent à ce sujet d’un « localisme de système »[3]. L’État dispose a priori d’un pouvoir suffisant sur son territoire pour imposer la mise en place d’un système alimentaire privilégiant des aliments locaux, avec le souci de permettre à la population de se nourrir de manière saine, équitable et autonome. En outre, par le biais d’accords internationaux ou au sein d’organismes supranationaux, il peut faire pression sur les industries agroalimentaires qui dominent ce secteur aujourd’hui et réduire leur pouvoir.
En pratique, les politiques « localistes » comme celle qu’a lancée le gouvernement Marois en 2013 ne changent à peu près rien au système en place. Et cela pour une raison simple que rappelle Claudette Samson: « ce ne sont pas les considérations écologistes qui guident d'abord les politiques, mais celles du développement économique. »[4]. Ces politiques n’ont en outre rien de démocratiques et n’offrent aucun moyen réel aux citoyens de reprendre le contrôle de leur alimentation. Même la possibilité d’être informé du mode de production de leur alimentation leur est refusée. La promesse politique d’imposer l’étiquetage des produits OGM n’a jamais été tenue…
Vive le localisme de communauté!
Le seul localisme alimentaire cohérent avec les valeurs de la décroissance est ce que Werkheiser et Noll appellent le « localisme de communauté ». Il s’agit d’une approche «bottom-up» : les décisions concernant la production, la distribution et la consommation des aliments sont prises localement par les utilisateurs du système. La nourriture n’y a pas le statut de marchandise. Elle est partie intégrante de la vie communautaire, et elle est donc par définition « locale ».
Le mouvement zapatiste[5] illustre bien cette forme de localisme. Dans la région de Chiapas, les fermiers zapatistes s’unissent collectivement pour partager leurs récoltes. Les différentes récoltes sont partagées dans la communauté, les surplus sont conservés et quelques aliments sont vendus dans les marchés locaux. Les revenus de ces ventes sont collectifs et la communauté zapatiste décide de son utilisation[6]. Autre exemple de localisme de communauté : les cooperativas de produccion agropecuaria (CPA) de Cuba. Dans ces CPA, la gestion de la terre, l’utilisation des moyens de production et le choix des semences font l’objet de décisions collectives et locales (voir l’article détaillé sur le système cubain, dans ce même numéro).
Au Québec, on observe diverses tentatives de revitalisation de villages, qui relèvent aussi de ce localisme de communauté. Par exemple, en Gaspésie, Le Germoir est une grange rénovée dans laquelle on trouve une cuisine communautaire, des espaces partagés de travail et de rencontre, le tout au service d’une réappropriation par la communauté environnante de son autonomie alimentaire. Les membres du Germoir représentent ainsi la «co-constitution» entre la communauté et la nourriture, ce à quoi fait référence le localisme de communauté, puisque toutes les activités qui servent à les nourrir sont collectives (cuisines, culture de jardins, cueillette).
Parce qu’elles reposent sur la décision démocratique, l’autoproduction (production orientée en fonction des besoins locaux; refus des techniques industrielles), la communalisation (mise en commun et partage des ressources) et la coopération (marginalisation des rapports de concurrence et de domination entre êtres vivants, humains ou non humains), ces formes de localisme alimentaire satisfont a priori aux exigences de durabilité, de justice et d’autonomie que l’on trouve au fondement de l’idéologie de la décroissance.
Le localisme de communauté présente toutefois un danger potentiel : celui du repli sur soi. Les choix que nous pouvons faire sur le plan alimentaire, en matière de production, de distribution ou de consommation, peuvent affecter d’autres communautés que la nôtre, d’où l’importance de faire ces choix en collaboration avec ces communautés. Par ailleurs, nous avons le plus grand intérêt à collaborer entre communautés, qu’il s’agisse de partager des savoirs, de la force de travail ou des biens matériels. Certains problèmes sont d’une ampleur telle que nous ne pouvons espérer les affronter chacun dans notre coin. C’est le cas en particulier de certaines pollutions. La mondialisation n’est donc pas en elle-même un danger, bien au contraire. C’est le fait qu’elle ne soit envisagée que dans une perspective libre-échangiste, c’est-à-dire favorable aux intérêts des plus grosses entreprises, qui pose problème.
Il n’est pas question en somme de se couper du reste de l’humanité, mais de développer des relations qui ne soient plus des relations de concurrence ou de domination entre pays ou régions. En ce sens, ce localisme de communauté, s’inscrit bien dans la perspective de la déclaration de Nyéléni sur la souveraineté alimentaire[7] :
La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures, produites à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Elle place les producteurs, distributeurs et consommateurs des aliments au cœur des systèmes et politiques alimentaires en lieu et place des exigences des marchés et des transnationales. Elle défend les intérêts et l’intégration de la prochaine génération. Elle représente une stratégie de résistance et de démantèlement du commerce entrepreneurial et du régime alimentaire actuel. Elle donne des orientations pour que les systèmes alimentaires, agricoles, halieutiques et d’élevage soient définis par les producteurs locaux. La souveraineté alimentaire donne la priorité aux économies et aux marchés locaux et nationaux et fait primer une agriculture paysanne et familiale, une pêche traditionnelle, un élevage de pasteurs, ainsi qu’une production, distribution et consommation alimentaires basées sur la durabilité environnementale, sociale et économique. La souveraineté alimentaire promeut un commerce transparent qui garantisse un revenu juste à tous les peuples et les droits des consommateurs à contrôler leurs aliments et leur alimentation. Elle garantit que les droits d’utiliser et de gérer nos terres, territoires, eaux, semences, bétails et biodiversités soient aux mains de ceux et celles qui produisent les aliments. La souveraineté alimentaire implique de nouvelles relations sociales, sans oppression et inégalités entre les hommes et les femmes, les peuples, les groupes raciaux, les classes sociales et les générations. »
[1] Marie Allard, «Tout aliment produit au Québec est désormais local», La Presse, 22 mai 2013.
[2] Elmar Schlich; Ilona Biegler; Bettina Hardtert, «La consommation d’énergie finale de différents produits alimentaires : un essai de comparaison ». Autres repères, autres paysages, 53, décembre 2006, p. 111-120.
[3] Ian Werkheiser; Samantha Noll, « From Food Justice to a Tool of the Status Quo: Three sub-movements within local food », Journal of agricultural and environmental ethics, 2014, no. 27, p. 201-210.
[4] Samson, Claudette, «Québec présente sa politique de souveraineté alimentaire», La Presse, 16 mai 2013.
[5] Le terme zapatisme est devenu d’usage courant pour désigner le mouvement défendu par l'EZLN (Ejército Zapatista de Liberación Nacional). Considéré comme une expérience de transformation sociale et politique radicale, ce mouvement se réfère par son nom aux luttes de l'époque de la Révolution mexicaine. Une de raisons au soulèvement zapatiste est que les peuples indigènes devaient cesser de cultiver leurs terres pour acheter les produits à moindre coût au nord du continent (Plan ALENA).
[6] Earl Duncan; Jeanne Simonelli, Uprising of Hope: sharing the Zapatista journey to alternative development. Walnut Creek: Alta Mira Press, 2005.
[7] La déclaration de Nyéléni a été rédigée suite au 23e forum sur la souveraineté alimentaire le 27 février 2007. Plus de 500 représentants de divers milieux à travers le monde se sont rencontrés à cette occasion dans le but d’échanger sur le localisme alimentaire. http://www.nyeleni.org/IMG/pdf/declarationfinalmars.pdf