Numéro 2
Milton Parc: une lutte et un projet exemplaires
Milton-Parc est la plus grande coopérative d’habitation du Canada. Elle abrite en tout quelque 1 800 personnes, réparties dans vingt et un petits organismes sans but lucratif fédérés au sein d’une association de copropriété. Situé en plein centre-ville de Montréal, le projet n’aurait jamais dû voir le jour. Il existe pourtant depuis trente ans maintenant et incarne une façon d’habiter la ville tout à fait cohérente avec les principes de la décroissance.
Un succès improbable
En 1968, le promoteur immobilier Concordia Estates achète pour 18 millions de dollars un vaste ensemble de maisons historiques à proximité de la prestigieuse Université McGill, entre les rues Hutchison et Sainte-Famille, l’avenue des Pins au nord et la rue Milton au sud1. Le promoteur a l’intention de raser ces maisons et de construire à leur place quinze grandes tours de bureaux et d’espaces commerciaux. Le maire de l’époque, Jean Drapeau, soutient ce vaste projet de béton, qui correspond à sa vision de la modernisation de Montréal.
Menacés d’expulsion, les résidents s’organisent pour tenter de préserver leur lieu de vie. La lutte contre le projet immobilier de Concordia Estates fédère la communauté du quartier autour de deux objectifs: préserver le patrimoine immobilier et maintenir des loyers abordables. Le mouvement citoyen impulse en outre la mise en place de coopératives d’achats, d’activités communautaires, de services de soins pour les habitants, ainsi que la création d’un partenariat avec les étudiants en architecture de l’Université McGill pour proposer un nouveau projet d’aménagement urbain plus convivial. Malgré cela, les démolitions débutent, et avec elles les premières expulsions…
Mais en 1973, coup de chance: le choc pétrolier entraîne une forte inflation qui affecte la rentabilité du projet. Les travaux sont interrompus2. La lutte citoyenne semble en outre avoir découragé l’un des bailleurs de fonds, la Ford Foundation. Deuxième circonstance fortuite: en 1976, l’arrivée au pouvoir du Parti québécois, vue d’un mauvais œil par les financiers, convainc les promoteurs de revendre leur domaine. C’est la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL3), sur la base d’une étude effectuée par Héritage Montréal4, qui rachète les bâtiments en vue de créer une coopérative d’habitation. La Société d’amélioration Milton Parc (SAMP) est créée pour superviser les travaux de rénovation financés par la SCHL. Cependant, ces travaux, s’ils permettent de conserver le patrimoine intact, ne garantissent pas des loyers abordables: ces derniers restent alignés sur le marché.
Le mouvement citoyen, de mieux en mieux organisé, décide donc de poursuivre sa lutte afin d’obtenir un gel des loyers. La SCHL, pressée par le gouvernement fédéral, lui donne rapidement gain de cause. L’objectif semble être d’atténuer les tensions sociales au Québec, alors exacerbées par la tenue du referendum sur l’indépendance de 1980. Les loyers sont gelés avec la garantie que les résidents ne seront pas expulsés en cas d’augmentation, même modeste.
Par la suite, les différentes coopératives et organisations membres de la CMP commencent à racheter à la SCHL les 600 logements répartis en 135 immeubles afin d’en obtenir le contrôle complet. Ce processus s’étend de 1979 à 19875. Le coût total de la réappropriation de Milton Parc par sa communauté s’élève à 30,7 M$. La SCHL, la Ville de Montréal et le gouvernement du Québec participent à hauteur de 6 M$ en subventions de capital6. Le reste est financé à l’aide d’un prêt hypothécaire contracté sur 35 ans par les organismes membres de la Communauté Milton Parc. La SCHL garantit et subventionne ces prêts de façon à maintenir le taux d’intérêt à 2%, sous réverse de certaines conditions, telles que le maintien des immeubles en bon état et le respect des normes en vigueur (santé et sécurité). Pour ce faire, les propriétaires sont tenus d’alimenter annuellement un fond de remplacement. De plus, un minimum de 15% des logements doivent être attribués à des bénéficiaires de l’Aide au contrôle des revenus (AACR7), en échange d’une subvention sociale versée par la SCHL qui permet aux personnes éligibles de payer un loyer dont le montant n’excède pas 25% de leurs revenus mensuels8. Enfin, la CMP doit rendre des comptes à la SCHL sur son fonctionnement interne.
Aujourd’hui, près de cinquante ans après le début de cette aventure, la Communauté Milton Parc loge plus de 1 500 personnes dans 616 logements9. Elle regroupe 146 immeubles résidentiels et deux immeubles commerciaux. Les copropriétaires actuels sont rassemblés dans seize coopératives d’habitation, six sociétés d’habitation, deux organismes à vocation communautaire et deux autres organismes à vocation commerciale.
Milton Parc: un atelier de la décroissance
En s’engageant contre le projet de construction de hautes tours afin de préserver son quartier et son patrimoine, le mouvement Milton Parc a contesté le paradigme productiviste dominant, destructeur pour l’environnement, et la marchandisation de nos conditions d’existence. Il s’est inscrit ainsi, sans le savoir et avant l’heure, dans la perspective de la décroissance.
En ce qui concerne la « démarchandisation » du patrimoine immobilier, la CMP l’a obtenue tout simplement en n’accordant des baux qu’aux occupants réels des logements, les habitants-bénéficiaires. Libres d’utiliser leur appartement comme ils le souhaitent, ceux-ci ne peuvent cependant ni les vendre ni les louer dans le but de réaliser un profit. Il s’agit donc d’une forme de propriété restreinte, réduite pour l’essentiel à un droit d’usage (l’usus), alors que la propriété privée inclut également le droit de tirer profit de son bien (le fructus) et le droit de le vendre, de le donner et de le détruire (l’abusus).
La structure juridique sur laquelle s’appuie l’organisation se rapproche en fait de la fiducie foncière communautaire (FFC10). Il s’agit d’un instrument qui permet d’affecter un logement ou un terrain à un usage précis (protection contre la dégradation, habitation à loyer modique, etc.), et ce, pour une durée qui peut être indéterminée11. Les immeubles placés sous ce régime ne sont plus la propriété de qui que ce soit et ne peuvent donc être revendus sur le marché ou simplement détruits. L’organisme qui les gère est là pour s’en assurer. Bien que Milton Parc n’ait pas utilisé ce véhicule (il n’a été inclus dans le Code civil qu’en 1994), ses règles d’pour l’attribution des logements s’en rapprochent grandement. En ce sens, la CMP a fait œuvre pionnière!
Par ailleurs, le projet Milton Parc correspond bien à la vieille maxime socialiste que nombre de décroissants reprennent à leur compte aujourd’hui: « À chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » Les logements sont attribués en fonction des revenus de leurs occupants. Ceux-ci sont classés en trois catégories: A, B et C. Les plus modestes sont bénéficiaires de l’AACR, les plus nantis appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler la classe moyenne12. Au sein de chaque coopérative, la répartition suivante soit être respectée: « Pour chaque tranche de 5 unités, il faut qu’au moins deux (2) unités soient allouées aux personnes de Catégorie A; que pas plus de deux 2 unités soient allouées aux personnes de Catégorie B; que pas plus de une (1) unité soit allouée aux personnes de Catégorie C13. »
Au bail est inscrit le prix du marché avec une note spécifiant le prix membre, qui peut parfois être inférieur de moitié . Ces loyers varient selon les organismes. Cela dépend notamment des décisions en matière de rénovation, décisions qui font l’objet d’un vote démocratique. En outre, les OBNL offrent deux maisons de chambres et deux studios destinés aux personnes itinérantes ou en situation de grande précarité. Ce mode de fonctionnement contribue à assurer un minimum de mixité sociale dans Milton Parc et à réduire la gentrification du quartier.
Protégés, au moins en ce qui concerne leur logement, des fluctuations de prix, donc de la « tyrannie de la valeur », et organisés en coopératives, les habitants de Milton Parc jouissent en somme d’une autonomie enviable en matière d’habitation. La structure organisationnelle du projet leur permet de participer à toutes les décisions concernant non seulement leur logement mais aussi l’ensemble du quartier. Chaque organisme est représenté par un délégué élu au syndicat de copropriété de Milton Parc. Les espaces communs ne peuvent être modifiés sans un accord collectif des membres du syndicat.
Tout ceci a certainement favorisé l’écologisation du quartier. Sur la base d’un fort engagement communautaire, la CMP a notamment aménagé des toits verts, installé des panneaux solaires et milité pour la préservation du parc Oxygène, qui fut finalement détruit en 2014. Enfin, elle s’investit au-delà de la communauté puisqu’elle est à l’origine du Centre d’écologie urbaine de Montréal, dont la mission est de « développer et proposer des pratiques et des politiques urbaines pour contribuer à créer des villes écologiques, démocratiques et en santé », ce qui rejoint là encore la perspective de la décroissance.
Un modèle à imiter?
Tout à fait exemplaire en ce qui concerne une approche décroissanciste de l’habitat en milieu urbain, le projet Milton Parc ne peut toutefois être répliqué tel quel. Il faut garder à l’esprit tout d’abord qu’il est le fruit de contingences historiques très particulières (crise pétrolière, arrivée du PQ au pouvoir), dont les héros de cette histoire ont su tirer parti avec intelligence. Par ailleurs, le « modèle » n’est pas sans défauts. Sa structure juridique complexe ralentit évidemment la prise de décision. L’autonomie des différentes coopératives créée parfois de la disparité au niveau des loyers, et donc de possibles inégalités. Et puis, les copropriétaires ne partagent pas toujours les mêmes intérêts, opinions et visions concernant le projet dans son ensemble.
L’un de ses fondateurs, Dimitri Roussopoulos, précise d’ailleurs: « Je ne veux pas décrire cette expérience comme étant utopique, parce qu’à l’intérieur, il y a des colères, des désaccords, des démissions, des déceptions; il y a tous les problèmes de la société en général14. » Et d’ajouter: « Cela pourrait fonctionner encore mieux, si ce n’était pas aussi exceptionnel pour notre société. » Autrement dit, le projet souffre de sa marginalité. En outre, ses membres n’échappent au « règne de la marchandise » qu’en ce qui concerne leur logement. Pour le reste, leurs vies restent soumises aux contraintes de la « cage d’acier » du capitalisme. Néanmoins, Milton Parc ne peut qu’inspirer tous ceux qui, ici et maintenant, et sans attendre un quelconque « grand soir », veulent commencer à briser les barreaux de cette cage.
1 Marco Fortier, « Milton-Parc: combat d’un quartier pour le droit au logement », Le Devoir, 8 juillet 2014.
2 Lucia Kowaluk et Carolle Piché-Burton (2012), « Sauvegarde et reconstruction d’un quartier de Montréal: communauté Milton-Parc, l’histoire d’hier et le fonctionnement d’aujourd’hui », Montréal, Communauté Milton-Parc, p. 15-18, [http://miltonparc.org/French.pdf].
3 La Société canadienne d’hypothèques et de logement est un organisme fédéral responsable de l’habitation au Canada. Elle collabore avec les organismes communautaires, le secteur privé et tous les paliers de gouvernement afin de trouver des solutions novatrices aux problèmes en matière d’habitation.
4 Héritage Montréal est un organisme né en 1976 qui vise à protéger le patrimoine historique de Montréal. Il participa à la conception du projet Milton Parc.
5 Kowaluk et Piché-Burton, « Sauvegarde et reconstruction d’un quartier de Montréal ».
6 Ibid.
7 L’AACR est « une subvention fédérale versée par la Société canadienne d’hypothèques et de logement sous forme d’enveloppe à la coopérative qui doit répartir la somme reçue entre ses membres qui consacrent une fraction trop importante de leur revenu au coût du loyer. Réservée aux coopératives sous le programme de l’article 95 ». Fédération des coopératives d’habitation intermunicipale du Montréal métropolitain, [http://fechimm.coop/fr/programmes-subventions].
8 Le chiffre nous a été par donner par Martin Croteau, directeur général du syndicat de copropriété Milton Parc.
9 Syndicat de copropriété Milton Parc: [www.miltonparc.org/].
10 Équivalent en anglais de land trust.
11 John Emmeus Davis (2014), Manuel d’antispéculation immobilière. Une introduction aux fiducies foncières communautaires, trad. Michel Durand, Montrréal, Écosociété, chapitre 4.
12 La catégorie A correspond aux personnes sur l’aide sociale, la catégorie B aux personnes à revenu modeste et la catégorie C aux personnes ayant un revenu inférieur au revenu moyen défini par Statistique Canada. Syndicat de la copropriété Communauté Milton Parc, « Critères de sélection de la Déclaration de copropriété », fiche technique 6, 15 juillet 2015, [www.miltonparc.org/?attachment_id=1406].
13 Ibid.
14 Jérôme Messier, « Démocratiser la Ville de Montréal: un projet de transformation sociale. Entrevue avec Dimitri Roussopoulos », Nouvelles pratiques sociales, vol. 18, no 2, 2008.
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