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Numéro 3

Le néo-nomadisme, un mode de vie décroissant ?

Naoko F. Mercier

Le néo-nomadisme, un mode de vie décroissant ?

L’adoption d’un mode de vie sédentaire a représenté l’une des étapes les plus marquantes de l’histoire de l’humanité[1]. Toutefois, certains peuples n’ont pas abandonné le nomadisme. Les Touaregs du désert, les Kachkaïs des steppes d’Asie Centrale, les Roms ou les Tziganes en Europe, les Taters en Norvège, les « nomades des mers » en Asie du Sud-Est ainsi que d’autres sont des communautés nomades qui existent depuis des siècles malgré les contraintes que mettent en place les politiques d’États[2] afin de les sédentariser. Par ailleurs, depuis quelques temps, il est possible d’observer de nouvelles formes de nomadisme dans les sociétés occidentales. Cette vie non sédentaire peut résulter autant d’une situation de précarité économique que d’une volonté de rupture avec la société marchande. Peut-on y voir un mode de vie cohérent avec les principes de la décroissance ?

 

Qui sont ces néo-nomades ?

 

Nous évoquerons ici trois exemples caractéristiques. En premier lieu : les New Age Travellers. Surnommés aussi les « irish gypsies », ils ont fait leur apparition dans les années 1980 et 1990 en Angleterre et aux Pays de Galles. Il s’agissait à l’origine de jeunes qui avaient pour habitude de se déplacer dans des caravanes, des bus ou des voitures afin de prendre part à des manifestations ainsi qu’à des festivals de musiques[3]. Leur mode de vie constituait autant une protestation contre les politiques néolibérales des années Thatcher qu’une manière de faire face à la précarité et au chômage de masse provoqués par ces politiques (pertes d’emploi, de logement). Ces New Age Traveller’s ont développé des liens de communautés et des valeurs communes mettent de l’avant des idéaux libertaires, une forte solidarité et une réalisation de soi que l’on retrouve peu dans les sociétés capitalistes[4].

Autre cas emblématique, sur le continent Nord-Américain cette fois celui des « caravaniers à temps plein » ou des full-time RVer. Ce mouvement, né de la volonté de voyager, de parcourir et de découvrir le paysage américain tout en recherchant un sentiment de liberté, se dès les années 1920 Il connaît une expansion grâce au développement routier et économique et est facilité aujourd’hui par le développement des technologies de communications. Selon Céline Forget, cela leur permet de se déplacer tout en ayant le « sentiment d’être chez soi »[5], une sorte de nomadisme qui se « sédentarise ». Alors que ces caravaniers issus du développement économique se sont nomadisés suite à une volonté personnelle, une nouvelle vague de retraités s’est vue contrainte de choisir un mode de vie nomade suite à la crise financière de 2008, qui a précarisé leurs conditions d’existence et les a bien souvent privés d’un logement[6].

Enfin, il faut évoquer le phénomène grandissant des nomades numériques ou digital nomads, qui changent régulièrement de lieu de vie tout en travaillant grâce à l’usage des technologies de communications[7] qui leur permettent de rester connectés. On les retrouve sous trois catégories : les freelancers qui travaillent à contrat pour des clients, les entrepreneurs qui créent leur propre services ou produits et les travailleurs à distance considérés comme étant des employés « standards » mais pouvant travailler de n’importe où[8]. Ces nomades sont généralement poussés par le désir de fuir le « métro-boulot-dodo ». Contrairement aux caravaniers, ils se recrutent essentiellement parmi les milléniaux[9].

Ces trois formes de néo-nomadismes ne représentent pas l’entièreté du phénomène, mais en fournissent un premier aperçu. Dans quelle mesure ces modes de vie rejoignent-ils les idéaux de la décroissance ?

 

Quelle autonomie ?

 

Alors que le terme New Age Travellers a longtemps été considéré comme étant péjoratif, Marcelo Fridiani y voit une « condition de possibilité de prise d’autonomie »[11]. Autrement dit, ces nomades se sont construits autour de l’objectif de satisfaire des besoins radicaux, concept marxiste redéfini par Agnès Heller[12], qui consiste en la construction d’une appartenance à une communauté globalele développement d’une forme d’autonomie, de réalisation et d’épanouissement de soi qui est difficilement atteignable autrement. En effet, la mobilité est donc souvent associée à un symbole de liberté auprès de ces nomades des temps modernes. Étant à la recherche d’une meilleure conciliation entre le travail et le loisir, c’est ainsi que les nomades numériques finissent par retrouver à la fois une liberté professionnelle (flexibilité d’horaires et autonomie dans les prises de décisions), une liberté personnelle et une liberté spatiale. Ce mode de vie permet ainsi de fuir la vie de salarié contraint par un rythme « métro-boulot-dodo ».

Malgré l’atteinte de cette autonomie, ces trois formes de néo-nomadisme demeurent tout de même fortement dépendants des sociétés dominantes. C’est le cas notamment sur le plan de l’alimentation. Étant constamment sur la route, ces derniers doivent s’approvisionner auprès de la société dominante que ce soit de manière directe ou indirecte, telle qu’en faisant du dumpster diving. Certains New Age Travellers sont aussi contraints à travailler occasionnellement lors de festivités afin d’assurer leur subsistance, les rendant moins autonomes. Alors que les technologies de l’information et de communications facilitent le développement de communautés d’entraide virtuelle ou de liberté professionnelle, la dépendance à l’égard des machines reste également importante pour pouvoir maintenir ce style de vie. En fin de compte, le gain en matière d’autonomie reste donc limité.

 

Une mobilité soutenable ?

 

Ce n’est pas parce que plusieurs de ces néo-nomades vivent dans des véhicules motorisés qu’ils les utilisent de manière quotidienne. Au contraire, les caravaniers et les New Age Travellers ont tendance à se sédentariser pour une certaine période de temps avant de se déplacer à nouveau. Cela permet d’économiser sur les déplacements quotidiens que vivent les citadins que ce soit pour travailler, faire l’épicerie ou les activités de loisirs[13]. D’ailleurs, certains New Age Travellers ont opté pour des options alternatives et habitent des dômes géodésiques, des tipis, des yourtes, ou des huttes[14] permettant de réduire drastiquement leur empreinte écologique. Si les caravaniers, les Travellers ainsi qu’une partie importante des nomades numériques se déplacent dans un espace circonscrit, cela permet de limiter la pollution atmosphérique engendrée par d’autres Digital Nomads préférant voyager davantage à l’international que localement. D’autres auront opté pour des moyens plus soutenables tels que le voilier. C’est le cas entre autres des néo-nomades de mers[15].

Le quotidien de bons nombres de néo-nomades requiert également un branchement constant à des machines numériques, que ce soit pour se connecter à la communauté, travailler ou simplement se divertir. Ce système technique entraîne une empreinte écologique très lourde et non négligeable au niveau énergétique. Malgré ces problèmes environnementaux reliés aux transports et aux machines numériques, il est important de noter que les néo-nomades réduisent leur impact en limitant leurs possessions matérielles. Afin de pouvoir se déplacer, les néo-nomades ne peuvent se permettre de vivre dans la surconsommation et dans l’encombrement. Pour cela, les néo-nomades privilégient un mode de vie frugal comparativement à un ménage moyen.

 

Le néo-nomadisme, un mode de vie accessible à tous ?

 

Alors que cette mobilité représente un symbole de liberté pour plusieurs, ce n’est pas nécessairement le cas pour d’autres. C’est notamment le cas des caravaniers ayant été forcés de vivre dans une telle situation par suite des pertes immobilières et financière subies lors de la crise de 2008. Parmi les retraités, plusieurs doivent encore travailler afin de subvenir à leurs moyens malgré leur âge. Les femmes semblent d’ailleurs être les plus touchées par ce phénomène.

D’autre part, si le mode de vie néo-nomade s’est avéré être une porte de sortie de la pauvreté pour les New Age Travellers d’origine, c’est loin d’être le cas pour la majorité des modes de vie nomade actuels. Au contraire, adopter un mode de vie de Digital Nomads ou de Caravaniers demande un investissement financier préalable pouvant s’avérer être une barrière pour les personnes moins privilégiées. Cette barrière à l’entrée vient remettre en question l’accessibilité de ce style de vie. Finalement, en termes d’accessibilité, le mode de vie néo-nomade semble difficilement envisageable à très grande échelle. Si sa population augmentait, cela risque d’avoir des conséquences environnementales causées entre autres par les véhicules individualisés.

 

Conclusion

 

Même si la majorité de ceux devenus néo-nomades par choix est à la quête d’une liberté ou d’une alternative sociale, leur niveau d’autonomie, de soutenabilité est très variable. Si ce nouveau mode de vie permet de sortir d’un rythme de travail ardu, leurs déplacements constants ne leur permettent pas d’être autonome en termes de transport, d’alimentation ou de technologie les rendant constamment en dépendance à l‘égard de la société marchande. Alors que la grande majorité d’entre eux vivent dans une certaine simplicité volontaire, en fonction de la fréquence de déplacement, leur distance parcourue et de leur système de transport utilisé, l’empreinte écologique peut être très variable d’un néo-nomade à l’autre. Au final, seules certaines formes plus alternatives des New Age Travellers semblent cohérentes avec les trois valeurs principales de la décroissance, que sont la soutenabilité, la justice sociale et l’autonomie.

 

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[1] Thierry Crouzet, La décroissance passe par la croissance, 2011, [http://tcrouzet.com/2011/03/17/la-decroissance-passe-par-la-croissance/]

[2] Edmond Bernus, Le nomadisme pastoral en question, Études rurales, Identité et societies nomads: Symboles, normes et transformations No.120, 1990, pp.41-52

[3] Marcelo Frediani, On the road : Les New Age Travellers et leur besoin radical d’espace, Espaces et Sociétés, 2017/4 n171, pp73 à 89 URL : [https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2017-4-page-73.htm]

[4] Idem

[5] Céline Forget, Rencontre avec un nomade moderne : Le full-time

RVer. Ethnologies, 2005, 27(1), 103–130. URL : [https://doi.org/10.7202/014024ar]

[6] John M. Glionna (2016). Too poor to retire and too young to die. Los Angeles Times, 2016

[http://graphics.latimes.com/retirement-nomads/?track=lat-pick]

[7] KuzhelevaSagan I., & Nosova S., Culture of digital nomads: ontological, anthropological, and semiotic aspects, 2016.

[8] Greg Richards, The new global nomads : Youth travel in a globalizing world, Tourism Recreation Research, Vol 40, 2015, pp 340-352

[9] Ina Reichenberger, Digital nomads – a quest for holistic freedom in work

and leisure, Annals of Leisure Research, 21:3, 2018, 364-380

[11] Marcelo Frediani, On the road : Les New Age Travellers et leur besoin radical d’espace, Espaces et Sociétés, 2017/4 n171, pp73 à 89 URL : [https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2017-4-page-73.htm]

[12] Agnes Heller, La Théorie des besoins chez Marx, traduit par Martine Morales, Paris, UGE, coll. « 10/18 » no 1218, 1978, 186 p

[13] Yasmine Abbas, Néo nomadisme, Conférence Lift 11 (2011, 2 février) [http://videos.liftconference.com/video/1169165/yasmine-abbas-neo-nomadism]

[14] Marcelo Frediani, On the road : Les New Age Travellers et leur besoin radical d’espace, Espaces et Sociétés, 2017/4 n171, pp73 à 89 URL : [https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2017-4-page-73.htm]

[15] TV5 Monde, Nomade des mers : pionnier de l’innovation durable et solidaire, Toursme Durable, 2018, URL : [http://voyage.tv5monde.com/fr/nomade-des-mers-pionnier-de-linnovation-durable-et-solidaire]

 

 

 

 

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