Numéro 2
Qu’est-ce que la décroissance ?
La décroissance est avant tout un slogan provocateur lancé contre l’idée que la croissance économique continue serait la condition sine qua non du bonheur de l’humanité. Ressassée tel un mantra par nos « responsables » politiques et économiques, cette idée est pourtant absurde. Comment en effet prétendre croître à l’infini dans un monde fini? Certes l’univers est immense, mais notre espèce n’a pas d’autre endroit pour vivre que la Terre, au moins pour le moment. Dès lors, et sauf à nier les lois de la physique ou à entretenir une croyance aveugle dans les progrès de la technique, il n’est pas raisonnable de vouloir produire toujours plus de marchandises. À terme, nous risquons l’effondrement de notre civilisation, par épuisement de ressources cruciales et/ou par excès de déchets en tous genres. Et ce terme pourrait bien être très rapproché à présent.
Cela dit, même si la croissance pouvait encore durer, serait-elle souhaitable? Rien n’est moins sûr. Force est de constater qu’au cours des dernières décennies la croissance économique s’est accompagnée, partout sur la planète, d’un creusement des inégalités socioéconomiques. Un récent rapport du Programme des Nations unies pour le développement, qui n’est pourtant pas une officine marxiste, s’avère particulièrement accablant à ce sujet. Il conclut en effet: « « Le monde est plus inégalitaire aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été depuis la Seconde Guerre mondiale » (L’humanité divisée, 2013). À cette injustice intra-générationnelle s’ajoute une injustice intergénérationnelle, puisque les humains du futur vont devoir subir les conséquences des dégradations profondes et durables que nous infligeons à notre habitat terrestre. Enfin, notre productivisme a aussi des effets désastreux sur les conditions d’existence des autres êtres vivants, notamment les animaux. La quête de croissance est donc en plus synonyme d’injustice inter-espèces.
Par ailleurs, quiconque n’est pas « productif », c’est-à-dire ne contribue pas au PIB, doit se contenter d’une position marginale et dominée dans nos sociétés. C’est le cas des enfants, des retraités, des femmes au foyer et bien sûr des chômeurs. Pour éviter cette marginalité, il faut avoir « une job », quitte à ce qu’elle n’ait aucun intérêt, excepté celui de récolter de l’argent; quitte à s’y épuiser au point de sombrer dans la dépression ou le burn-out comme c’est si souvent le cas aujourd’hui. La discipline que nous impose à toutes et à tous la course à la croissance dans laquelle nos sociétés sont engagées a donc quelque chose de profondément aliénant, elle nous rend étrangers à nous-mêmes. Robert Kennedy l’avait dit avec force quelques mois avant son assassinat, en 1968: « Le Produit national brut ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur éducation et du bonheur de leur jeu. Il ne considère pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages, l’intelligence de nos discussions publiques ou l’intégrité de nos magistrats. Il ne mesure ni notre esprit, ni notre courage, ni notre sagesse, ni notre connaissance, ni notre compassion, ni notre dévotion à notre pays. En clair, il mesure tout sauf de ce qui rend la vie vraiment digne d’être vécue. »
Par respect pour la vie, par souci de justice et par amour pour la liberté, il faut donc faire « objection de croissance », il faut refuser cette course à la production de marchandises, ce qui ne peut s’accomplir que collectivement. Tel est l’essentiel du mot d’ordre que font passer les promoteurs de la décroissance depuis une quinzaine d’années maintenant. Évidemment, il ne s’agit pas de s’engager dans une décroissance infinie, qui n’aurait pas plus de sens que l’objectif opposé. Le moment de la décroissance est conçu comme un moment de transition vers des sociétés humaines plus soutenables sur le plan écologique, plus égalitaires et plus émancipatrices. A défaut d’un plan prédéfini, trois grands principes se retrouvent généralement au fondement des projets décroissancistes: produire moins, partager plus, décider vraiment de nos manières de vivre ensemble. Voilà pour l’orientation générale. Mais en quoi consistent concrètement ces projets? C’est la raison d’être de L’échappée belle que de tenter d’en rendre compte et d’en débattre.
Après avoir traité de l’alimentation dans le premier numéro, nous nous intéressons cette fois-ci à la question de l’habitat. En quoi notre manière de nous loger pose-t-elle ou non problème au regard des valeurs de la décroissance – soutenabilité, justice, autonomie? Comment habiter notre planète d’une façon plus cohérente avec ces valeurs? Les articles qui suivent apportent tous des éléments de réponse à ces deux questions essentielles, qui nous ont mené.e.s fort loin. Comme le lecteur le constatera, nous en sommes venu.e.s en effet à interroger en profondeur nos rapports avec la Terre et avec les êtres – humains et non humains – qui la peuplent, mais aussi à explorer des formes d’habitation radicalement différentes de celles que nous connaissons. Nous avons dû également réviser bon nombre de nos opinions sur ce lieu où vivent désormais la majorité des humains: la ville. Ce fut donc tout un voyage. En voici le récit, ponctué par les dessins de Calamity Valentine et conclu par une déclaration d’amour à la vie urbaine que Luc Ferrandez, le maire du Plateau-Mont-Royal, a bien voulu nous confier...