Numéro 1
Sortir de la pêche industrielle
La quantité de poissons vivant dans les océans est en déclin partout dans le monde. Aucun océan n’échappe à la surexploitation de ses ressources halieutiques[1]. L’on a cru longtemps que les mers étaient une source infinie de nourriture. Comme le disait le juriste Hugo Grotius, fondateur du droit international en 1609 : « La pêche en mer est libre, car il est impossible d’en épuiser les richesses ». Nous sommes en train de réaliser que ce n’est pas le cas et que la pêche industrielle épuise à grande vitesse ces richesses marines.
La dévastation en cours
En 2012, 158 millions de tonnes de poissons ont été capturées dans le monde, soit environ 10 millions de tonnes de plus qu'en 2010. La consommation de ces animaux ne fait qu’augmenter. À titre indicatif, la consommation mondiale a presque doublé depuis 1995 ; nous en consommons en moyenne 19 kilos par habitant annuellement. Ce chiffre continue de croître malgré le fait que 80% des stocks de poissons sont considérés comme « pleinement exploités » ou « surexploités ». La Food and Agriculture Organizations of the United Nations (FAO) explique que le potentiel maximal de prélèvement des stocks naturels des océans a probablement été atteint. Toujours selon la FAO, 7 des 10 espèces de poissons[2] les plus pêchées au monde sont au bord de l’extinction. Mais d’autres espèces sont aussi menacées de disparition, comme le cabillaud ou encore la dorade rose.
L’augmentation continue des captures tient au développement de techniques de plus en plus efficaces, utilisées dans des eaux toujours plus profondes. Comme l’exprime un pêcheur industriel finlandais « nos bateaux sont tellement puissants qu’on pourrait tout pêcher »[3]. Le problème de ces techniques, au premier rang desquels on trouve le chalutage, est qu’elles ne menacent pas seulement de disparition les espèces visées, mais qu’elles dégradent aussi de manière considérable les fonds marins et mettent en danger quantité d’autres espèces. Les rejets de la pêche industrielle atteignent les 30 000 tonnes de poissons morts chaque année. Un rapport du World Wide Fund for Nature (WWF) estime que 40% des prises marines seraient ainsi rejetées. Bien souvent, ce gaspillage concerne les jeunes spécimens, ce qui affecte évidemment la capacité des espèces à se reproduire. A ces dégradations occasionnées par la pêche industrielle s'ajoute le matériel de pêche abandonné, perdu ou rejeté dans les océans, qui représente 10% du total des déchets marins. Alors que 40% des océans sont très endommagés, Greenpeace observe que seulement 0,6% de la surface mondiale des océans se révèlent encore vierges (c’est-à-dire exempt d’intervention humaine).
Au rythme où vont les choses, les réserves halieutiques risquent d’être épuisées d’ici 40 ans. Les enfants de nos enfants ne connaitront peut-être pas le goût du poisson. Alors que notre génération peut encore pleinement jouir de sa consommation, il n’en sera pas de même pour les générations futures si nous ne changeons pas dès aujourd’hui nos pratiques de pêche. Mais d’ores et déjà, la pêche industrielle fragilise les conditions d’existence de quantité d’habitants du Sud. Dans de nombreux pays « sous-développés » ou « en voie de développement », les ressources halieutiques constituent la principale source d’alimentation. Or les exportations de poissons et produits dérivés vers les pays du Nord ne cessent d’augmenter, au détriment donc de populations qui dépendent de ces animaux pour se nourrir. Outre ce pillage de ressources vitales, l’industrie de la pêche pratique parfois des formes d’exploitation particulièrement violentes dans ces pays « périphériques ». La révélation de l’existence de rapports d’esclavage dans l’industrie de la crevette en Thaïlande nous l’a rappelé très récemment. Enfin, comment défendre moralement la manière dont sont capturés et tués ces millions d’animaux marins, que nous traitons comme s’ils étaient de purs objets nous appartenant ? N’y a t-il pas là aussi une forme d’injustice dont on doit tenir responsable la pêche industrielle ?
Les causes du désastre
En dépit de ces constats dramatiques, rien ne semble pouvoir arrêter la destruction en cours. Comment est-ce possible ? Il faut sans doute invoquer une hausse de la demande de poissons causée tout simplement par la croissance démographique dans le monde. Cela dit, en Occident, la consommation d’animaux marins augmente, tandis que la population humaine de cette région du monde n’est plus en croissance. La démographie n’explique donc pas tout.
Il convient aussi et surtout de mettre en cause la dynamique capitaliste qui régit la pêche industrielle. Cette activité n’a pas pour finalité de nourrir des êtres humains, mais d’accumuler des profits sous une forme monétaire. Comme le remarquait Marx en son temps, une telle accumulation n’a pas de limite en elle-même. « La circulation de l’argent comme capital possède […] son but en elle-même; car ce n’est que par ce mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir. Le mouvement du capital n’a donc pas de limite. ».[4]
En tant qu’activité capitaliste, la pêche industrielle ne peut que tendre vers la destruction totale des ressources halieutiques. Cette éventualité est d’autant plus probable qu’il est excessivement difficile, donc coûteux, de contrôler les pratiques en cause, dans la mesure où elles ont pour cadre un espace ouvert recouvrant 70% de notre planète. Comme dans le cas de la gestion de l’air et des émissions de gaz à effet de serre, un contrôle efficace de la pêche industrielle supposerait au minimum une entente entre pays concernés. Nous en sommes loin et tout laisse penser que nous sommes en présence d’un cas particulièrement évident de « tragédie des communs ».
Tragédie des communs :
Pour le biologiste Garrett Hardin, auteur de cette expression devenue fameuse, une ressource commune épuisable sera détruite si elle ne fait pas l’objet d’une appropriation privée ou d’une protection de la part de l’État. Chaque utilisateur tentera en effet de l’exploiter le plus possible, pour son profit, jusqu’à ce que la ressource disparaisse.
La destruction est rendue possible également par le rapport que les Occidentaux entretiennent avec les océans et les êtres qui y vivent. Pour nous, ces espaces sont d’immenses garde-mangers en libre-service et les êtres qui y vivent ne sont jamais que des ressources destinées à satisfaire nos besoins, notamment alimentaires. Nous sommes à peu près incapables d’attribuer à ces êtres vivants une valeur intrinsèque. Ils restent avant tout des moyens au service de nos fins. Dans cette perspective, leur disparition constitue au pire un problème pour nous êtres humains, mais pas pour eux ! Bref, notre vision du monde rend possible l’exploitation industrielle d’êtres vivants et donc leur destruction s’il s’agit d’animaux dont nous ne contrôlons pas la reproduction.
Que faire ?
Comment arrêter le désastre ? On réalise de plus en plus que la solution ne se trouve pas du côté de l’aquaculture, donc de la domestication des animaux marins. Loin de réduire l’épuisement des stocks de poissons sauvages, elle semble au contraire y contribuer. En effet, pour la fabrication d’1 kg de poissons d’élevage, il faut en moyenne de 2,5 à 4 kg de poissons sauvages pour les nourrir. L’aquaculture fait alors pression sur le milieu aquatique sauvage dans le but d’augmenter sans cesse la vitesse de production des stocks d’élevage. L’aquaculture n’est finalement qu’un mode différent de pêche industrielle transposé en milieu marin. De plus, elle contribue largement à l’extinction de nombreuses espèces marines sauvages ainsi qu’à la pollution de l’environnement du fait des déjections animales, de la contamination bactérienne, de l’utilisation de pesticides, etc.
En premier lieu, il faut cesser de laisser l’industrie de la pêche décider du sort des océans. Cette question doit être débattue et tranchée de façon démocratique par celles et ceux que concernent la vie océanique. Cela représente, il est vrai, une bonne partie de l’humanité ! Mais on peut penser qu’un vrai processus démocratique aboutirait à la décision d’arrêter la pêche industrielle à but lucratif et de revitaliser la pêche artisanale, orientée vers la satisfaction des besoins alimentaires de ceux qui la pratiquent. En tout état de cause, si l’on veut préserver la vie sous-marine, c’est la direction qu’il faut prendre. Dans le domaine de la pêche comme dans tous les autres, une logique d’autoproduction, fondée sur l’emploi de techniques simples, doit prévaloir.
Il est essentiel par ailleurs de cesser d’envisager les animaux marins comme des ressources appropriables selon le principe du premier arrivé premier servi. Il s’agit de leur reconnaître une valeur propre, indépendamment de la satisfaction de nos besoins, et de considérer les océans comme des espaces à partager non seulement entre humains, mais aussi avec ces êtres non-humains. On peut parler à ce propos d’une logique de communalisation des océans. Enfin, on doit viser la coopération entre humains pour effectuer ce virage radical en matière de pêche. Cela doit pouvoir se faire à une échelle internationale, par la mise en place, par exemple, d’une instance de régulation des usages des océans, mais aussi à des échelles beaucoup plus locales, par des formes de gestion collective de pêcheries par leurs utilisateurs.
Mais ces beaux principes ne sont-ils pas complètement utopiques ? Nous avons appris à considérer comme impossibles la démocratie réelle, l’autoproduction, le partage et la coopération entre humains. Le détour par d’autres sociétés que les nôtres prouve pourtant que les humains ont bien souvent été capables de mettre en pratique ces principes. La première chose à faire est donc de « décoloniser notre imaginaire », de le libérer de ces impossibles. Dans cette perspective, l’exploration d’un travail comme celui d’Elinor Ostrom s’avère très profitable. Cette chercheuse américaine, seule femme à avoir reçu le « prix Nobel » d’économie, a montré en effet que les humains se sont très souvent montrés capables d’utiliser une ressource commune de manière durable et équitable, sans forcément l’intervention d’une autorité régulatrice ou le découpage de cette ressource en propriétés individuelles. C’est ce que permettait notamment l’institution des « communs » à l’époque médiévale en Europe, qui reposait sur la gestion collective, polycentrique, d’un bien quelconque, dans un souci de durabilité et d’équité. En somme, Ostrom fait la démonstration que la « tragédie des communs » n’a rien d’une fatalité !
Rien ne s’oppose donc à ce que nos océans soient envisagés et traités comme les « communaux » des campagnes anglaises ou françaises du Moyen-Âge. Cela n’irait pas sans poser de problèmes ni soulever de délicates questions. Qui devrait participer à la gestion de ces communs ? Est-ce que ce sont les seuls habitants des littoraux ? Qui pourrait pratiquer la pêche ? A qui le produit pêché devrait-il revenir ? Pourrait-il être exporté ? Comment faire respecter des règles communes dans cet espace sans frontières ? Ces difficultés ne doivent pas cependant nous faire renoncer. Il en va, dans le fond, de la survie des océans !
[1] Toutes vies aquatiques.
[2] Parmi eux, on compte notamment l’anchois du Pérou, le lieu de l’Alaska, la bonite à ventre rayé, le hareng de l’Atlantique, le merlan bleu, le maquereau blanc, le chinchard du Chili, l’anchois du Japon, le poisson-sabre commun et le thon albacore.
[3] Pêcheur finlandais dans un documentaire d’Arte ‘‘Surpêche : la fin du poisson à foison’’,
[4] Marx, Le capital, Paris, Gallimard, 1963 [1867], p. 697-698