Numéro 3
Va où le capital te mène !

Se déplacer pour se rendre au travail peut sembler anodin. Pour certaines personnes, cela prend parfois des formes plus radicales. C’est le cas de celles qui pratiquent ce que l’on appelle le « fly in fly out », pour aller travailler par exemple dans la ville de Fermont, au Québec.
S’envoler au travail
La conquête du Nord québécois s’est effectuée sur la prémisse que nous pouvions exploiter le territoire, à notre guise, si nous possédions la technique nécessaire pour le faire[1], omettant le fait que l’exploitation minière reposait sur l’extraction croissante d’une ressource naturelle limitée.
Ainsi, la compagnie minière Québec-Cartier décida, en 1974, d’optimiser l’extraction d’un gisement de fer. Concrètement, l’entreprise mit sur pied des installations minières, en plus de créer une ville de toute pièce qu’elle baptisa Fermont. À l’écart de toute civilisation, cette municipalité fut élaborée selon des techniques d’ingénierie avancées afin d’y favoriser la vie humaine. En effet, pour protéger la ville du vent et répondre aux besoins commerciaux, résidentiels, récréatifs, administratifs et de santé, la compagnie Québec-Cartier érigea un mur-écran, édifice de 1,3 km de long et d’une hauteur de cinq étages[2]. Près de 50 ans plus tard, avec ses 2 288 habitants[3], Fermont est toujours une ville mono-industrielle dont le destin dépend des entreprises qui l’exploitent.
En raison des caractéristiques géographiques qu’elle impose, la région nordique est moins peuplée et exige l’importation des travailleurs par les entreprises pour pallier le manque de main-d’œuvre spécialisée[4]. Ainsi, en vue d’attirer les travailleurs du sud du Québec, les organisations leur proposent de devenir des travailleurs permanents non-résidents (TPNR)[5], leur accordant ainsi fréquemment de longs congés leur permettant de s’adonner pleinement à leurs loisirs favoris ou encore de découvrir le monde avec la constante possibilité de s’évader[6]. À Fermont, ces TPNR sont embauchés selon la formule 12-12-12 : soit 12h de travail quotidien, pendant 12 jours, suivis de 12 jours de congé. Ces contrats sont assortis de salaires nettement supérieurs (3 fois en moyenne) au revenu médian des salariés de la province. Leurs bénéficiaires sont en outre totalement pris en charge pendant leur séjour à Fermont (logement, nourriture) et leurs voyages en avion sont payés par l’entreprise.
Essayer de faire son toit
Une ville planifiée et urbanisée par des entreprises privées comporte évidemment des particularités intrinsèques. En effet, la majeure partie des terrains appartient aux corporations, ce qui limite le pouvoir de l’administration locale de promouvoir le développement et l’essor des quartiers de la municipalité. Il y a présentement un rapport de force inégal entre les compagnies minières et la communauté fermontoise qui ne dispose pas des mêmes moyens financiers et juridiques pour défendre ses intérêts[7]. Du côté des travailleurs, cela signifie qu’il leur est quasi-impossible d’acquérir une maison et qu’ils doivent ainsi se loger dans les possessions de l’entreprise qui les emploie. Par conséquent, une fois le contrat de travail terminé, le travailleur doit absolument déménager, même s’il désire demeurer dans la ville.
Par ailleurs, les entreprises cherchent à compenser pour les horaires de travail condensés en offrant de nombreux services qui limitent la mixité des contacts avec la communauté fermontoise. Par exemple, les TPNR bénéficient de leurs propres lieux de divertissement, qui excluent les résidents de Fermont, ce qui contribue à une division de la population. Par conséquent, la présence intermittente de ces travailleurs entrave leurs possibilités de contribuer à la vie communautaire. En outre, n’étant pas domiciliés à Fermont, les TPNR ne contribuent pas au trésor municipal. Cependant, leurs utilisations fréquentes des services créent une pression sur le budget de la ville qui peine à subvenir aux besoins de ses résidents. Cette situation exacerbe d’ailleurs les tensions entre les deux groupes, alors que les Fermontois ont l’impression d’être lésés[8].
Tout compte fait, on peut affirmer que l’expérience du TPNR se limite bien souvent au chemin entre la mine et le dortoir. Difficile d’y développer un sentiment d’appartenance, surtout lorsqu’une forme de ségrégation régit la cafétéria et les transports. Effectivement, les TPNR et les résidents y sont souvent séparés. On assiste donc à une destruction du concept du commun, car ce mode de vie n’incite pas les TPNR à s’investir dans la vie communautaire. Pour plusieurs habitants, la présence des TPNR est indésirable, car elle accentue certains problèmes sociaux. Par exemple, en raison des salaires nettement plus avantageux qu’ailleurs au Québec, certaines travailleuses du sexe participent à un système de « Fly-in/Fly-out sexuel » qui répond aux demandes d’hommes blancs et solitaires.
Miner les liens sociaux
La prédominance de l’industrie minière influence grandement la population locale en faisant miroiter de hauts salaires ne nécessitant pas de qualifications scolaires particulières. Considérant le manque d’opportunités d’éducation postsecondaire dans la région et la facilité d’accès à des revenus enviables, nombre d’étudiants désertent les bancs d’école. Ces derniers s’habituent à leur niveau de vie et ont ensuite peu de motivation à reprendre leur cursus scolaire là où ils l’ont préalablement laissé[9].
Cependant, derrière ces salaires se dissimule une réalité frappante. Alors que les hommes ont un salaire médian qui atteint les six chiffres, les femmes se contentent d’environ 42 000 $[10]. La nature des travaux miniers, additionnée à la culture locale, créent une discrimination systématique envers les femmes; une autre scission au sein de cette communauté fragile.
Par ailleurs, les conditions imposées aux TPNR accentuent les risques de surmenage professionnel et peuvent détériorer les liens familiaux[11]. D’ailleurs, peu de femmes ont l’opportunité de faire leur place dans ce système puisqu’elles sont souvent responsables de la vie familiale et que celle-ci devient difficile à gérer à distance. Enfin, qu’adviendra-t-il à ces TPNR et surtout aux habitants de Fermont quand la mine cessera ses activités ? Comme bien d’autres avant elles au Québec, cette ville devra sans doute fermer. La vie des fermontois apparaît donc particulièrement vulnérable.
Tous Fermontois?
À travers 1 200 000 km2, dans les contrées nordiques et lointaines de la Belle province, quelques travailleurs exercent leur métier dans des conditions qui nous semblent exceptionnelles. Mais le sont-elles vraiment? N’avons-nous pas tous un horaire contrôlé par notre employeur, des loisirs déterminés par notre environnement, un réseau social influencé par notre entourage immédiat? Qu’y a-t-il de réellement exceptionnel à ce mode de vie?
Étant donné leurs décisions et investissements dans la municipalité, les corporations minières semblent avoir une influence proéminente dans la vie quotidienne des travailleurs. Cependant, le mode de vie hétéronome qui leur est imposé n’est pas si différent de celui de tous les salariés : les travailleurs ont un horaire structuré par l’entreprise, autant pendant les heures de travail, que pendant celles de repos. De surcroit, la condition du salariat vient souvent à déterminer les lieux de vie des employés, en plus de leurs possibilités de loisirs.
Le mode de vie des TPNR et celui des résidents de Fermont n’est finalement qu’une caricature de celui de tous les employés du système capitaliste; une version exagérée du banlieusard qui prend la route du capital tous les matins. En effet, alors que l’individu est libre de choisir celui qui l’exploitera, il n’a pas le choix de vendre ou non sa force de travail. De ce fait, cela suppose de se déplacer là où le capital tente de se valoriser. Pour beaucoup, cela suppose d’aller vivre en ville, ou à proximité, et de passer du temps à se déplacer entre son lieu de vie et son lieu de travail. Pour les travailleurs de Fermont et leurs familles, ce déplacement est simplement de plus grande ampleur, ce qui rend encore plus difficile le fait d’essayer de « faire son toit ».
Ce faisant, celui qui fait la navette entre Montréal et Fermont n’est chez lui nulle part. Isolé à Fermont, il tente souvent de rattraper le temps perdu en surchargeant son emploi du temps dans la métropole. D’ailleurs, ce mode de vie n’est pas sans conséquence sur la santé mentale : fatigue, consommation accrue de drogues et d’alcool et risque de suicide élevé[12] sont des réalités du quotidien des TPNR. De plus, ce mode de vie impose au travailleur un réseau social qui se restreint à ses collègues de travail, qui constituent également son voisinage. Cette double proximité est d’ailleurs l’un des principaux facteurs de risque liés au « burn-out » [13].
Le travailleur volant, tout comme les autres travailleurs, mène une existence fragmentée, au lieu de la vivre comme un tout[14].
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[1] Morissonneau, C. (2013). L’imaginaire du Nord québécois. Relations. no 764. Répéré à : http://cjf.qc.ca/revue-relations/publication/article/limaginaire-du-nord-quebecois/
[2] CLD de la MRC de Caniapiscau. (2015). Profil démographique et socioéconomique : Fermont 2015. Repéré à www.caniapiscau.net
[3] Statistique Canada. (2016). Profil du recensement, Fermont. Repéré à : https://www12.statcan.gc.ca/
[4] Simard, M. et C, Brisson. (2013). L’industrie minière et le développement urbain en milieu nordique : l’exemple de Fermont au Québec. Repéré à https://cybergeo.revues.org/25817#tocto2n5
[5] Pour donner une idée chiffrée du phénomène, au Québec, les cinq principales mines du Grand Nord embauchent plus de 2800 salariés de ce type, selon Lapointe (2019).
[6] https://www.tvanouvelles.ca/2019/02/02/ils-adorent-leur-horaire-flye-1
[7] L’Italien, F, Méthot,S et N, Mousseau. (2013). Repenser le développement du Nord. Relations. no 764. Repéré à : http://cjf.qc.ca/revue-relations/publication/article/repenser-le-developpement-du-nord/
[8] Institut canadien de recherche sur les femmes. (2016). Communautés Fly-in/Fly-out dans le Nord du Canada. Repéré à http://fnn.criaw-icref.ca/
[9] Storey, K. (2010). Fly-in/Fly-out: Implications for Community Sustainability. Repéré à http://www.mdpi.com/journal/sustainability
[10] Statistique Canada. (2016). Profil du recensement, Fermont. Repéré à : https://www12.statcan.gc.ca/
[11] INSPQ. (2018). Fly-in/fly-out et santé psychologique au travail dans les mines : une recension des écrits. 14p.
[12] INSPQ. (2018). Fly-in/fly-out et santé psychologique au travail dans les mines : une recension des écrits. 14p.
[13] Institut canadien de recherche sur les femmes. (2016). Communautés Fly-in/Fly-out dans le Nord du Canada. Repéré à http://fnn.criaw-icref.ca/
[14] Gorz, André. (1973). L’idéologie sociale de la bagnole. Le Sauvage. Repéré à : http://www.perspectives-gorziennes.fr/public/pdf/BagnoleGorz.pdf
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