Numéro 4
Courir assis !
Comme le signale le sociologue Hartmut Rosa, nos vies sont soumises à un processus d’accélération constant (Rosa, 2013). Tout va toujours plus vite dans notre monde. Mais paradoxalement, nos corps sont toujours plus immobiles. Une part grandissante d’entre nous, à tous les âges, passe l’essentiel de sa journée sur un siège, au bureau, chez soi, dans des transports motorisés. Comparées au quotidien de nos ancêtres ouvriers d’usines ou paysans, nos journées sont donc bien moins épuisantes. Mais est-ce vraiment une bonne nouvelle pour notre santé ?
Le prix de l’immobilité
La grande majorité de nos heures éveillées se passent dans une position nécessitant une faible dépense énergétique (<1,5 METs) (Tremblay, Colley, Saunders, Healy, Owen, 2010). Le MET, ou l'équivalent métabolique, est une méthode permettant de mesurer l'intensité d'une activité physique et la dépense énergétique. Ainsi on définit le MET comme le rapport de l'activité sur la demande du métabolisme de base. Par exemple le sommeil correspond à 0,9 METs et une course soutenue de 17,5 km/h à 18 METs. Plus l'intensité de l'activité est élevée, plus le nombre de MET est élevé (Jetté, Sidney & Blümchen, 1990). La sédentarité, qui engendre l’immobilité, se caractérise par des activités inférieures à 1,5 METs.
Quels sont les enjeux de cette immobilité ? L’OMS considère notre immobilité comme l’un des principaux problèmes sanitaires auxquels l’humanité aura à faire face dans les prochaines décennies[1]. Ainsi, nous pourrions observer pour la première fois, une baisse de l’espérance de vie d’une génération par rapport à celle qui la précède (Jia, Zack & Thompson, 2013). Les conséquences de notre immobilité engendrent des impacts sur notre santé physique (maladies cardiovasculaires, cancers, diabète, troubles lipidiques…) et mentale (troubles d’anxiété, démence, épuisement professionnel et troubles de l’humeur notamment). De même, cette quasi-immobilité de notre corps favorise l’obésité, le déconditionnement musculaire, les lombalgies et l’ostéoporose (Tremblay, Colley, Saunders, Healy, Owen, 2010). Pourtant, l’augmentation de l’activité physique de seulement 1 METs diminuerait de 12 % à plus de 50 % les risques de décès, toutes causes confondues (Kodama, Saito, Tanaka, Maki, Yachi & al, 2009).
Le règne des machines
Comment se fait-il que nous passions toujours plus de temps assis, presque immobiles ? Lors des dernières décennies, un changement s’est opéré dans la nature du travail par la révolution numérique et la tertiarisation de l’économie. L’utilisation de l’ordinateur comme outil de travail est devenue presque incontournable dans une grande majorité des professions et, de ce fait, est venue immobiliser le travailleur. L’ironie est que l’énergie mondiale requise pour mettre en marche toutes les machines alimentant la course à la production est si importante qu’elle menace notre civilisation d’effondrement, mais au même moment, l’humain réduit au minimum sa propre dépense énergétique afin de satisfaire celle des machines, à un seuil si bas qu’il menace sa propre santé.
Notre dépendance sans cesse croissante aux transports motorisés a aussi contribué à immobiliser nos corps. Notre manière d’occuper l’espace s’est construite autour de la séparation entre le lieu d’habitation et le lieu de travail, situés parfois à des kilomètres les uns des autres (Weil, 2016). L’automobile ou en général le transport motorisé devient la clef de voûte de cette architecture territoriale, et son utilisation consolide notre immobilité. Mais ce faisant, nous ne nous déplaçons plus. Nous sommes déplacés. La voiture, érigée en technique incontournable, devient contre-productive. Censée nous faire sauver du temps par sa rapidité, l’utiliser comme seul moyen de transport nous immobilise, et cette fixité a un coût pour notre santé, notre qualité de vie et ultimement notre espérance de vie (Goudreau & Drouin, 2015).
Bouger plus dans un monde moins rapide ?
L’Organisation de Mondiale de la Santé mentionne « que le lieu de travail est un endroit important pour la promotion de la santé et la prévention de la maladie. Les gens doivent avoir la possibilité de faire des choix sains sur leur lieu de travail (…). En outre, le coût pour l‘employeur de la morbidité attribuée aux maladies non transmissibles augmente rapidement. Le lieu de travail devrait permettre de faire des choix alimentaires sains et encourager les travailleurs à faire de l‘exercice »[2]. Les recherches scientifiques pointent les symptômes de ce phénomène, et la société elle, cherche à combattre les effets de la sédentarité tout en préservant la productivité au travail et dans nos vies. L’ergonomie prend de plus en plus d’espace et s’installe dans les cultures de travail comme façon de faire – les bureaux debout, le réaménagement de l’espace de travail et les «desk exercices» allègent la conscience des employeurs. De plus en plus d’organisations sont proactives et proposent des cours de yoga, de bootcamp et de course à l’heure du midi ou à la fin de la journée de travail.
Sur le plan individuel, nous sommes donc responsabilisés et encouragés à entreprendre des activités physiques régulièrement pour résister aux méfaits de l’immobilité. Mais, ces articles et conseils ne tournent qu’autour de la recherche éternelle de l’efficacité, qui nous emprisonne et nous garde clouées à nos chaises. Ces solutions ne remettent pas en cause la source du problème, qui est le système croissanciste, et ne font que l’éviter. Il nous force à nous adapter à nos machines, et à dépendre d’éléments extérieurs à nous. On assiste alors à notre machinisation. En contrepartie, on nous somme d’être responsables et de nous occuper de nous-mêmes physiquement et mentalement. Nous nous trouvons face à un problème collectif qui nous est présenté comme un problème individuel. Il est grand temps de s’inventer un monde plus lent, dans lequel nous bougerons !
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Bibliographie :
Bergeron - Louise Marie Bouchard - Maude Chapados - Roseline Lambert - Geneviève Lapointe - Pierre Maurice - Étienne Pigeon - Ruth Pilote, P. 2013. Bouger pour être en meilleure santé. (INSTITUT NATIONAL, DE SANTÉ PUBLIQUE, & DU QUÉBEC, Eds.). http://www.inspq.qc.ca.
Goudreau, S., Drouin, L. (Médecin), & Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Service Environnement urbain et saines habitudes de vie. n.d. L’influence des caractéristiques de l’environnement bâti sur l’activité physique de transport, l’obésité et la sécurité des déplacements.
Jetté, M., Sidney, K., & Blümchen, G. 1990. Metabolic equivalents (METS) in exercise testing, exercise prescription, and evaluation of functional capacity. Clinical Cardiology. https://doi.org/10.1002/clc.4960130809.
Jia, H., Zack, M. M., & Thompson, W. W. 2013. The effects of diabetes, hypertension, asthma, heart disease, and stroke on quality-adjusted life expectancy. Value in Health. https://doi.org/10.1016/j.jval.2012.08.2208.
Kodama, S., Saito, K., Tanaka, S., Maki, M., Yachi, Y., et al. 2009. Cardiorespiratory fitness as a quantitative predictor of all-cause mortality and cardiovascular events in healthy men and women: A meta-analysis. JAMA - Journal of the American Medical Association. https://doi.org/10.1001/jama.2009.681.
Rosa, H. 2013. Social Acceleration. A New Theory of Modernity. https://doi.org/10.1017/CBO9781107415324.004.
Tremblay, M. S., Colley, R. C., Saunders, T. J., Healy, G. N., & Owen, N. 2010. Physiological and health implications of a sedentary lifestyle. Applied Physiology, Nutrition, and Metabolism. https://doi.org/10.1139/H10-079.
Weil, M. 2016. Urbanisme, santé et politiques publiques. Revue d’Épidémiologie et de Santé Publique, 64: S69–S73.
[1] Organisation mondiale de la Santé, [http://www.who.int/mediacentre/news/releases/release23/fr/]
[2] Organisation mondiale de la Santé, 2004 : 16
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